Devinette: je suis un grand pays musulman, puissance militaire et économique régionale, allié historique de l’Occident contre les Russes, dirigé tour à tour par des militaires putschistes et des gouvernements élus. Ajoutons que je suis sunnite et opposé au chiisme international, et que je ne suis pas arabe. Qui suis-je?
Vous pensez sans doute à la Turquie. Et vous avez raison. Cette définition s’y applique à merveille. Mais ce n’est pas ce pays que j’évoquais. C’est le Pakistan la clé de cette devinette. Le « pays des purs » fut forgé dans les épreuves de la lutte d’indépendance indienne. Les musulmans indiens avaient droit à une patrie: le projet était séculier et moderniste. D’ailleurs, l’ossature du Pakistan, c’est l’armée qui la fournit. L’alliance avec l’Occident, les Britanniques d’abord, les Américains ensuite, fut un autre pilier tout trouvé, contre le tiers-mondisme de l’Inde de Nehru, et plus tard contre l’avancée des Soviétiques en Afghanistan. Et l’islam? Ce fut surtout un élément identitaire, un liant unifiant les diverses composantes de la nouvelle nation.
Le Pakistan présente plusieurs similitudes avec la Turquie: un Etat moderne, né presque artificiellement d’une guerre d’indépendance, héritier d’un vieil empire islamique (les Ottomans pour les uns, les Grands Moghols pour les autres), l’armée comme unificateur de la nation, l’alliance indéfectible avec l’Occident.
La comparaison entre les deux pays s’est rompue dans le tournant des années 1970 et 1980. La Turquie, malgré les soubresauts du terrorisme gauchiste, des coups d’État militaires, de l’insurrection kurde, prenait un sentier de stabilisation économique et politique, pendant que le Pakistan s’enfonçait dans le délitement mafieux, la communautarisation armée et l’installation d’une sorte de guerre civile permanente et de basse intensité. La divergence entre les deux pays s’explique par la guerre d’Afghanistan, ou le Pakistan a joué un rôle fondamental et trouble. Il appuya l’effort occidental et soutint les moudjahidine contre les Russes. Mais à la suite du retrait soviétique, il poursuivit une politique ambiguë, soutenant les Talibans et s’empêtrant dans des contradictions intérieures fatales. Le résultat, c’est ce qu’on a appelé la « talibanisation » du Pakistan. Croyant manipuler l’État islamique de Kandahar, le Pakistan s’est contaminé lui-même.
Il est possible, si Erdogan continue son jeu ambivalent en Syrie, que la Turquie subisse la même métamorphose. Croyant manipuler les différents acteurs de la guerre civile syrienne, Ankara s’impose des transformations internes: recours à « l’État profond » (services secrets et mafias, meurtres extrajudiciaires…), influence culturelle accrue des groupes islamistes, autoritarisme de l’Exécutif…
La « démocratisation » de la Turquie, dans les années 2000, se fit au prix d’un refus des diplomaties troubles: Ankara ne participa pas à la guerre de Bush contre l’Irak, renoua des liens amicaux et complémentaires avec la Syrie, se rapprocha de l’Iran. Bref, la Turquie démocratique considéra, démocratiquement, les pays voisins comme des égaux.
Le néo-ottomanisme d’Erdogan a d’ores et déjà perturbé cette géométrie. La Turquie considère désormais le Moyen-Orient arabe comme un désert politique où se projettera sa future puissance. Paradoxalement, elle risque de s’y engluer elle-même. Comme la talibanisation du Pakistan dans les années 2000, la « daechisation » de la Turquie est aujourd’hui, hélas, une hypothèse plausible.