Des histoires qui ne sont pas l’Histoire mais jettent sur elle une petite lumière éclairante. Elles ont été vécues ou recueillies à bonne source, de la bouche du cheval comme on dit. Elles formeront une chronique régulière intitulée par antiphrase « Trous de mémoire ». Un autre label aurait aussi bien pu faire l’affaire. Comme « Trous de serrure » suggérant le regard qui s’y glisse en quête de vérité, loin des idées reçues et des croyances établies.
Nous sommes encore sous le gouvernement d’Alternance dirigé par Abderrahmane Youssoufi. Mohammed VI a succédé à Hassan II sans remettre en question l’une des principales pièces de l’héritage. Je mets la dernière main au documentaire consacré au leader socialiste intitulé « Il était une fois Abderrahmane Youssoufi ». Celui-ci a bien évidemment droit à la primeur et une projection est organisée à sa résidence. Nous sommes quatre à y assister avec le producteur tunisien Najib Gouiaa et Marvine Howe, une journaliste américaine. Après le visionnage, aucune critique, la consœur est la plus généreuse en compliments. Je note un changement sensible chez Si Abderrahmane. A son habitude, il est courtois, attentif, attentionné, mais je ne l’ai jamais vu dans cet état: il respire le bonheur. Plus exactement: il est guilleret. C’est peut-être le moment de percer l’un des nombreux mystères du personnage.
Je connais Abderrahmane Youssoufi depuis les années 1960. Outre notre compagnonnage politique, je l’ai interviewé de multiples fois. Il ne pratique pas la langue de bois, il parle volontiers mais il ne livre jamais le fond de sa pensée.
Nous passons à table pour dîner. Je lui lance à brûle-pourpoint : »Si Abderrahmane, tu as un seul problème, et il est de taille, c’est la solitude! »
–Je suis contre l’exercice solitaire du pouvoir.
— C’est vrai , tu es même pour l’exercice consensuel du pouvoir parce que précisément tu es seul.
Il s’échappe encore: » J’ai toujours travaillé seul. A Cannes, j’écrivais les lettres aux différents responsables du parti en utilisant du papier carbone puis j’allais les poster moi-même.
— Je ne parle pas de ta manière de travailler et je sais que tu n’as jamais eu de secrétaire. Je parle de ta situation, ton statut politique: tu es seul, désespérément seul. Tu n’as ni parti, ni famille, ni réseaux, ni mafia, ni amis…
— Au fait, c’est quoi un ami politique?
— Bonne question. Et comment tu le définirais, l’ami politique?
— C’est quelqu’un à qui on peut confier un secret.
— Et alors?
— Eh bien, tous mes amis politiques sont morts biologiquement ou politiquement.
Et Abderrahmane Youssoufi de citer ses amis disparus dans cet ordre: « Mahjoub Ben Seddik, Abdellah Ibrahim, Fqih Mohamed Basri (tous trois vivants à l’époque), Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid (ni Mohamed ELyazghi, ni Abdelouahed Radi, ni Ahmed Lahlimi, ni Fathallah Oualalou…).
— C’est tout?
— Non, je n’ai pas encore cité celui qui m’aurait aidé le plus: Hassan II.
Ce qu’il faut bien appeler une révélation est lourd de sens. De quoi revoir sous un jour nouveau les relations tumultueuses entre la gauche et le Palais pendant quatre décennies. Avec cette question cruciale à la clé: n’y a-t-il pas eu maldonne?