Ta vie en l'air. C'était mieux avant

Par Fatym Layachi

« Tu n’as pas le droit de sortir ce week-end », « Va bosser au lieu de dire n’importe quoi », « Accompagne ton petit frère au foot »... toutes ces phrases qui t’ont mise hors de toi ado, ne te manquent pas du tout.

Tu ne fais pas vraiment partie de ces gens qui aimeraient n’être jamais sortis de l’enfance. Toi, être ado tu as trouvé ça ingrat. Et ce que tu voyais dans le miroir ne te plaisait absolument pas. Entre les boutons mal placés, les kilos disgracieux et les cheveux pas vraiment disciplinés, tu ne vois pas trop ce que tu pourrais regretter de cette époque durant laquelle, en plus, ta mère t’achetait des jeans mauve. Pourtant, il y a bien une chose de cette époque pas forcément merveilleuse qui te manque très fort: voir tes grands-parents.

Parce que, aujourd’hui, tes grands-parents, c’est dans des cimetières austères que tu peux figer leurs tombes glaciales. Et ils te manquent. Comme un repère. Comme un point fixe et rassurant. Tu donnerais tellement pour avoir le bonheur de t’énerver et de perdre patience en tentant d’expliquer à ta grand-mère comment fonctionne un iPad. Une grand-mère c’est tout de même le plus beau des privilèges de l’enfance. A chaque fois que tu es triste, tu aimerais pleurer sur son épaule, qu’elle te prenne dans ses bras. Tu donnerais tout pour sentir à nouveau cette drôle d’odeur qu’avaient ses cheveux. Il est là le véritable patrimoine immatériel du Maroc, dans l’odeur improbable et magique des cheveux devenus orange de ta grand-mère. Une odeur qui mélange mille et une épices, une odeur qui raconte les secrets de beauté des femmes orientales sans en dévoiler le mystère. Une odeur que tu n’oublieras jamais. Une odeur que tu rêves de pouvoir sentir à nouveau, ne serait-ce qu’une fois. Elle venait, comme disait la chanson, d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. D’une époque sans Twitter, sans Facebook, sans likes mais aussi sans préjugés. Elle n’avait jamais été à l’école. Elle n’a jamais jugé la longueur de tes jupes. Et puis, quand tu faisais des conneries, elle faisait de petites incantations, des d3iwate. Quasiment toutes les semaines, elle allumait des bougies et priait des saints et leurs forces mystiques. Elle craignait plus que tout le mauvais œil. Ah la la, elle en glissé des billets dans la djellaba de ce monsieur dont les grigris étaient censés conjurer le mauvais sort. Et ta grand-mère fêtait Hanoukka avec sa voisine Maggie tous les ans, décorait un sapin de Noël avec sa belle-sœur Christiane chaque premier samedi de décembre. Elle avait même appris à farcir la dinde aux marrons.

Mais, surtout, elle donnait un sens à tes dimanches. Un sens que ton estomac fragile avait quelquefois du mal à digérer, mais un sens que ton petit cœur pleure. Et pour un câlin, oui juste un, ou une main qui démêle tes cheveux avant de les tresser, tu voudrais bien en reprendre de ce poisson farci aux vermicelles trop gras ou de cette pastilla aux pigeons trop sucrée. Tu revois ses petites mains potelées éplucher des grenades en faisant tinter ses bracelets qu’elle n’a jamais quittés. Elle y passait du temps, juste pour te remplir un grand bol de graines roses. Et en revoyant ces images, tu comprends Proust et Mahfouz. Les petits riens qu’elle faisait comme une évidence. Une évidence simple et anodine. Du moins en apparence. Parce que, aujourd’hui, en y repensant avec un regard d’adulte, tu la trouves sublimes et pleine de sens. Parce que, à force de lire des livres, tu as compris qu’elle possédait le plus beau des savoirs. Ta grand-mère, elle n’avait peut-être jamais lu un livre parce qu’elle n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Mais elle savait tout du vivre ensemble et de la tolérance. Et ne serait-ce que parce que ces jolies valeurs semblent cruellement faire défaut aujourd’hui, tu rêverais de chialer sur son épaule.