Il est le fondateur d’une association, sans existence légale, et a vécu 11 ans de sa vie assigné à résidence dans sa maison de Salé. Et pourtant, depuis les obsèques de Hassan II en 1999, jamais la capitale du royaume n’a connu des funérailles aussi populaires. Ce jour-là, les observateurs ont pu saisir la puissance et l’organisation hors normes d’Al Adl Wal Ihsane, qui s’est montrée capable de mobiliser en 24 heures des milliers de personnes et d’assurer avec ses propres moyens une manifestation de cette ampleur. Il s’agissait clairement de la formation politique la plus populaire et disciplinée du pays. Ni le PJD, ni le PAM, ni l’USFP ou l’Istiqlal ne disposent d’une telle puissance. Mais, comble du paradoxe, ce géant politique est immobile et hors champ.
Depuis les années 1980, Al Adl a effectué un véritable travail “gramscien” en menant la bataille des idées et la conquête des esprits. L’organisation a dominé les campus et éliminé toute concurrence dans les universités. Des générations de lycéens et d’étudiants ont été “irradiées” par ses activités. Ce travail lent et patient, qui ressemble à celui des Frères musulmans en Égypte et dont Yassine s’est beaucoup inspiré, a porté ses fruits. Les membres de la Jamaâ se comptent par dizaines de milliers et sont présents aujourd’hui dans les grandes villes. En 2011, Al Adl pensait que son heure était arrivée et qu’il était temps d’en découdre définitivement avec la monarchie. Avec un habile sens de la manœuvre, et en noyautant discrètement le Mouvement du 20-Février, la Jamaâ espérait pouvoir radicaliser les revendications et produire des effets plus révolutionnaires. Mais les choses ont évolué autrement et la bourrasque du Printemps arabe s’est calmée.
Aujourd’hui, Al Adl est dans une impasse, otage de sa propre idéologie, de sa ligne de conduite et de ses choix. C’est un colosse qui risque de s’effondrer et d’éclater sous son propre poids. En refusant d’intégrer le jeu politique, de reconnaître la place prédominante de la monarchie et de participer aux élections, Al Adl accepte de rester à la marge et d’attendre que le vent tourne. Or, aucune fenêtre de tir ne s’offre à lui. Ses cadres, aujourd’hui quinquagénaires ou quadras, observent leurs frères ennemis du PJD gouverner, jouir des fastes du pouvoir et avancer dans leurs carrières politiques. Ils sont impotents, malgré leur puissance, et coupés de toute alliance ou soutien. Une situation étrange qui accommode l’État marocain, champion du jeu d’usure et d’affaiblissement de ses adversaires. Cette impasse doit pousser Al Adl, dont le fonctionnement interne est opaque et loin d’être démocratique, à revoir sa stratégie et ses options. Sinon, Al Adl sera comme ce personnage du film Casablanca, condamné à attendre, attendre et attendre…