La scène est surréaliste et digne des parlements et gouvernements du Tiers-Monde: Abdelilah Benkirane, le Chef du gouvernement, interpelle vivement son ministre de l’Éducation nationale Rachid Belmokhtar, et le tance lors d’une séance publique à la Chambre des conseillers. Les parlementaires observent, étonnés ou amusés, ce numéro de maître d’école qui gronde un mauvais élève.
Benkirane critique Belmokhtar pour avoir adopté une circulaire qui impose le français comme langue d’enseignement des matières scientifiques dans certaines filières au lycée. Dans une posture de mâle dominant, Benkirane rappelle à son ministre qu’il est “le patron” de l’Exécutif et qu’il lui appartient de décider quand il s’agit de ce genre de questions. Dans une vraie démocratie, un Premier ministre n’aurait pas adopté cette attitude et le ministre aurait démissionné suite à une telle humiliation et infantilisation. Mais on en est encore loin.
Outre la forme et le geste, le vrai problème est au niveau du fond. Plus de 60 ans après l’indépendance, on en est encore là, à ce vieux débat stérile et dangereux de la langue utilisée dans l’enseignement. La réaction de Benkirane correspond typiquement aux réflexes idéologiques irresponsables, qui sacrifient le sort de générations de jeunes Marocains pour des considérations faussement identitaires et pleinement politiciennes. Les positions idéologiques finissent par l’emporter sur l’intérêt public et le destin de générations entières de nos concitoyens. A moins de vivre dans une grotte ou exilé dans les montagnes afghanes, tout le monde est conscient que la maîtrise de la langue française est un atout indispensable pour poursuivre des études supérieures de qualité et accéder par la suite au marché de l’emploi. Nos entreprises, nos banques, nos cabinets d’architectes ou de notaires, nos centres d’appel, nos holdings… bref, toute notre économie fonctionne en langue française.
Le Chef du gouvernement, en homme pragmatique et rationnel, le sait. Lui qui s’adresse aux hommes d’affaires dans la langue de Molière quand il les reçoit. Tous ceux qui ont fréquenté les bancs de l’école publique ou de l’université marocaine savent que le principal handicap qu’ils rencontrent est celui de la langue des études. Après avoir reçu leur scolarité jusqu’au lycée en arabe, ils subissent un séisme quand ils doivent poursuivre leurs études supérieures en français. Ils se retrouvent démunis, intimidés et déboussolés devant des cours dispensés dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas. L’effondrement du niveau de nos universités et le nivellement par le bas de la recherche au Maroc sont dus, en partie, à cette schizophrénie linguistique et à cette incapacité à décider.
Ces jeunes, issus généralement des classes populaires, se retrouvent avec des diplômes qui ne valent rien. Ils sont victimes de leur inadaptation à un monde professionnel essentiellement francophone. Il s’agit d’une triste et froide réalité, qui ne changera pas de sitôt. En attendant, les riches continueront à envoyer leur descendance étudier dans plusieurs langues, les classes moyennes se saigneront pour dispenser à leurs enfants une scolarité francophone, quant aux pauvres et aux classes populaires, il ne leur reste que les murs délabrés de l’école publique et le discours identitaire de Abdelilah Benkirane comme refuge.