Le Marocain est sujet de Sa Majesté et citoyen de sa patrie. De même que le corps du roi est double, à la fois corps mortel, physique, personnalisé (celui de Mohammed V, de Hassan II, de Mohammed VI…) et corps mystique et impersonnel (la dynastie, permanente et abstraite), le corps du sujet à son tour est dédoublé. Cette vérité n’est pas que théorique. Elle l’est même si peu qu’on oublie de la théoriser. Par contre, dans leur vécu, les Marocains l’expérimentent quotidiennement. Combien de camarades de partis de gauche furent également serviteurs du trône sous Basri? Aujourd’hui, combien de frères de partis islamistes ou conservateurs sont ou seront nommés par dahir royal? Quant à la masse des Marocains, ils vivent cette double allégeance d’une manière naturelle et inconsciente.
Mais cette dualité sujet/citoyen, propre à la monarchie, ne va plus de soi. Il suffit de mieux observer un phénomène hélas d’actualité: le jihadisme international. Que des milliers de Marocains s’enrôlent en Syrie auprès de l’État islamique, que d’autres, en France ou en Belgique, s’engagent dans le terrorisme, ne signifie fondamentalement qu’une seule chose: leur qualité de sujet monarchique est fragilisée. Ils cherchent auprès d’autres pôles une relation mystique que le trône a longtemps fournie.
Il s’agit là, malheureusement, d’une dimension (distordue) de la modernisation politique du Maroc. Pendant longtemps, le sultan régnait comme pasteur religieux, comme imam, sur des croyants, et comme chef politique et militaire sur des sujets politiques. La modernité politique et l’ère des indépendances sont passées par là. Le sultan politique s’est lentement transformé en roi de la nation, chef politique et militaire gouvernant des citoyens en devenir. Désormais, ces citoyens disposent d’un gouvernement élu, de deux chambres représentatives, d’une magistrature plus ou moins indépendante… Bref, d’un début prometteur de citoyenneté.
Et le sultan-imam régnant sur des sujets-croyants? Cette qualité a également été transformée par la modernité. Parallèlement à la mise en concurrence du roi politique par les partis et les idéologies, le roi religieux a été concurrencé par les mouvements réformistes. L’islah (la réforme) a voulu retirer au sultan sa qualité de commandeur ultime des croyants, pour faire de cette commanderie une fonction intellectuelle et idéologique ouverte à la compétition sur le champ politique. Un Marocain n’était plus automatiquement sujet de Sa Majesté, il pouvait, il peut, au choix, décider de son allégeance religieuse pour tel prédicateur égyptien, tel religieux saoudien, ou tel fou furieux syro-irakien. Le monopole royal sur le deuxième corps du sujet a été ébréché.
Le Maroc ne redeviendra pas un espace politico-religieux clos, dual, avec une allégeance politique au sultan-roi et une allégeance religieuse au sultan-imam. Mais les cadres mentaux et institutionnels sont toujours là. Autour de la bi-fonctionnalité du roi, autour de la bi-personnalité du citoyen, on peut reconstruire cette double liaison. Elle ne redeviendra pas monopolistique, comme elle l’a un jour été. Mais elle peut constituer un utile repère à l’heure des grands troubles.
Les Marocains qui cherchent un calife n’ont pas besoin d’aller jusqu’à Raqqa. Ils l’ont déjà, le califat d’Occident, celui des Chérifiens, n’ayant pas été aboli, comme le califat ottoman. L’actualité mondiale, effarée, redécouvre l’inconscient religieux. Les Marocains devraient redécouvrir le leur, beaucoup plus serein.