Edito. Le temps des blessures

Par Abdellah Tourabi

Tunis, Paris, Bamako, Ankara, le Sinaï… la ronde de la terreur et de la violence aveugle continue à parcourir le monde et semer la peur et la désolation sur son chemin. “A qui le tour?” est la question qui revient le plus souvent comme s’il s’agissait d’une fatalité. On commence déjà à évoquer les prémices d’une nouvelle guerre mondiale. Désormais, chaque explosion dans une capitale est perçue ou comparée au fameux attentat de Sarajevo, en 1914, qui a déclenché la Première guerre mondiale. Le temps est à l’angoisse et la paranoïa. Mais comment comprendre ce déferlement de haine et de brutalité? Pourquoi un jeune Tunisien, Français ou Marocain décide-t-il d’actionner sa charge explosive et emporter des vies avec lui? Pourquoi Daech, comme Al Qaïda avant lui, attire des individus dans un abîme de brutalité?

Dans un édito précédent, on expliquait l’impact des textes religieux (Coran, hadiths et fiqh) dans la justification de la radicalité et de la violence. Mais comme tout lecteur averti l’aurait compris, ces éléments religieux sont importants, mais pas suffisants pour expliquer l’action et le geste d’un kamikaze. Une autre explication, parmi tant d’éléments, est à chercher dans le poids de l’histoire, dans un héritage lourd fait de cumul de déceptions, de chocs et de blessures.

Les kamikazes et les terroristes de Daech sont le résultat de leurs conditions sociales et politiques, mais ils sont aussi le produit de leur “condition historique”. Par leurs actes criminels et atroces, ils expriment une réaction à l’égard du sentiment le plus profond et prégnant dans le monde arabe et musulman: l’humiliation. Un sentiment ancien qui dure depuis des siècles. C’est ainsi que cette partie du monde a connu successivement des traumatismes dont les effets tardent à se dissiper.

Il y a tout d’abord le choc colonial, où des sociétés entières ont subi la violence de l’Occident, la dépossession, l’occidentalisation brutale des institutions et des structures… Ensuite, il y a eu la blessure de l’occupation israélienne et l’incapacité des armées arabes à tenir tête à Israël. L’invasion de l’Irak a ouvert la boîte de Pandore et enfoncé le clou de l’humiliation. Enfin, le chaos total survenu après le Printemps arabe et le risque pour certains pays comme l’Irak, la Syrie et la Libye de disparaître complètement de la carte du monde ont accentué ce sentiment.

Il existe aujourd’hui un décalage total entre le passé fantasmé et glorieux d’une civilisation islamique qui a dominé la terre, et l’état actuel, piteux et  affligeant, du monde arabo-musulman. Les jeunes soldats de Daech se veulent comme la réponse radicale et absolue à cette situation d’humiliation historique. Le califat proclamé est la restauration d’un passé dans lequel ils se réfugient pour faire table rase du présent douloureux et construire quelque chose de nouveau. Comme le décrit Albert Camus dans L’homme révolté, pour le cas des nihilistes européens du 19e siècle, ils sont la manifestation d’une révolte qui a choisi le crime et la destruction comme option et horizon. Un remède pire que la maladie qu’il prétend soigner.