Surendettement, spéculation et valeurs bancaires pourries, de telles maladies affectent les sociétés capitalistes surdéveloppées. Mais prolonger la tendance et inclure le Maroc, par exemple, serait commettre une erreur historique. Les États-Unis ou l’Europe vivent à l’heure de la monétarisation et du crédit depuis un siècle ou deux. Le crédit qui écrase les classes moyennes pose un défi technique, parfois électoral aussi, aux pouvoirs constitués. Pas dans des pays récemment introduits au capitalisme.
Au Maroc, l’extension de la bancarisation (récente) et du crédit (très récente) fait se télescoper plusieurs révolutions sociales en une seule. Le passage de la paysannerie vivrière à la paysannerie productive, puis de celle-ci au salariat agricole, puis à l’industrie ou à la fonction publique, parallèlement à l’extension de la sphère monétaire, du crédit et de la ville, de tels processus ont pris en Angleterre ou en France plusieurs générations, chacune absorbant un ou deux traumatismes. Au Maroc, toutes ces transitions se font en ce moment, en l’espace de deux générations, avec des effets politiques potentiels ou futurs redoutables.
Longtemps, la problématique fondamentale de pays comme le Maroc était liée à la faim de la terre. Réforme agraire, récupération des terres coloniales, lutte contre le morcellement des parcelles, l’essentiel de la grande politique avait pour horizon la stabilisation des populations rurales nouvellement entrées en politique.
L’Egypte ou Cuba procédèrent à des redistributions importantes, le Maroc usa de clientélisme mixé de souci social. Les solutions différaient, pas le problème. La problématique aujourd’hui est de satisfaire les nouvelles classes moyennes urbaines, elles aussi nouvellement entrées en politique. L’extension du crédit permet de les introduire dans le cycle de la consommation. Hier s’appuyer sur les populations rurales pour affermir les pouvoirs postcoloniaux contre les villes, aujourd’hui s’appuyer sur les classes moyennes urbaines contre les deux bouts du spectre social. Le parallélisme est évident, mais il est trompeur.
La distribution des terres liait les paysans au pouvoir distributeur par une fidélité indéfectible, fondée sur la crainte de perdre la terre nouvellement acquise. Hassan II en savait quelque chose, lui qui quadrilla la campagne marocaine d’une (mince) couche de moyens et grands propriétaires. L’évolution des années 1980 et 1990 vida les campagnes, la base de la pyramide hassanienne se déroba sous ses pieds. On ne peut comprendre l’ouverture politique des années 1990 et la première alternance sans ce déplacement de la base sociale marocaine de la campagne vers l’urbain et le périurbain.
Logiquement, on pense stabiliser ce nouveau socle démographique par l’accès à la propriété (logement, voiture, biens de consommation courants). Le crédit est la réforme agraire de notre temps. Sauf que le crédit, à la différence de la propriété terrienne, n’introduit pas le propriétaire à la sécurité psychologique, mais à la hantise de la cessation de paiement. Il suffirait que la machine se grippe pour que la révolte gronde. Loin d’être un instrument de pacification, l’extension du crédit est aujourd’hui un paramètre décisif de la politisation des masses marocaines.