Durant les dernières années, où l’on s’est plaint souvent du conservatisme ambiant, du harcèlement des femmes dans la rue à cause de leur tenue et du machisme décomplexé, certains poussent un soupir de nostalgie en exhibant des photos des années 1970 et 1980.
Sur ces photos, on voit des jeunes filles en jupe en public, des candidates à des concours de beauté en bikini ou des hommes et des femmes fumant tranquillement dans un concert d’Oum Kalthoum ou Abdelhalim Hafez. Ces clichés sont montrés comme des preuves irréfutables de l’existence d’un âge d’or de liberté et d’émancipation. Une époque présentée comme révolue, broyée par des décennies de propagande rétrograde et conservatrice. Sauf que cette vision des choses relève plutôt du fantasme et d’une lecture sélective de l’évolution de la société marocaine. Après l’indépendance, les Marocains n’étaient pas plus libres qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ces images sont celles d’une minorité, une élite urbaine, cultivée et éclairée, qui a eu une éducation occidentale et moderne.
La majorité de la population, essentiellement rurale, était conservatrice et traditionnelle. L’idée d’égalité entre les sexes ou de liberté d’habits et de mœurs n’effleurait même pas leurs esprits. On imagine mal un berger du Rif ou de Doukkala, pendant les années 1970, tolérer que sa fille puisse parader en bikini au bord d’une piscine publique. Cette élite urbaine vivait dans un entre-soi, coupée de son environnement social et culturel.
Malgré sa sensibilité à une pensée contestataire de gauche, elle vivait à l’ombre d’un régime autoritaire qui la protégeait et la laissait vivre, du moment qu’elle ne franchit pas les lignes rouges politiques. Les membres du régime partageaient avec cette élite urbaine ses règles, sa culture moderne et ses habitudes occidentalisées.
Le mode de vie privée de Hassan II illustrait parfaitement cette imprégnation. Sauf que les temps ont changé. Le sentiment d’égalité est de plus en plus fort et prégnant au Maroc. L’accès à la parole publique, à l’expression de la pensée majoritaire et à la critique féroce des minorités ont changé les rapports de force. La majorité conservatrice vote pour des gens qui lui ressemblent et impose désormais ses propres valeurs et modes de vie. Le débat public n’est plus le monopole d’une élite francophone et moderne, mais tout le monde y a accès. Pour le meilleur et pour le pire.
L’État s’adapte et suit la vague. Ce qui explique probablement un type de discours au sein de certains milieux qui préfèrent un régime autoritaire éclairé qui protège ses acquis, plutôt qu’une démocratie aveugle qui les menace. L’enjeu majeur pour cette élite moderne est de rendre son mode de vie plus attractif au plus grand nombre, que ses valeurs deviennent majoritaires et que sa conception de la liberté soit populaire. Une transformation longue et patiente, affranchie de la protection en trompe-l’œil de l’État.