Reportage: A Bani Makada, mobilisation inédite pour des rues propres

En s'organisant pour embellir leur rue, les habitants d'un quartier de Bani Makada ont suscité l'engouement de milliers d'internautes. Rencontre avec ces citoyens motivés.

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La rue 61 du quartier Hay Al Inâach à Bani Makada. Crédit : Yassine Toumi.

« Vouloir rendre sa rue jolie c’est normal, ça n’a rien d’exceptionnel », lance Asmaa, habitante trentenaire de Hay Al Inâach à Bani Makada. Le week-end de l’Aïd Al Adha, une vidéo montrant les habitants de ce quartier tangérois s’activant pour embellir leur rue puis faisant la fête au milieu des ballons a fait le tour des réseaux sociaux.

Les internautes ont multiplié les félicitations dans leurs commentaires. Sur les images, des hommes passent le balai, des banderoles trônent et des enfants apprêtés courent partout au milieu des maisons aux murs violets, le tout sur fond de guitare. Si cette vidéo a eu tant de succès (plus de 360 000 vues), c’est aussi parce que le quartier Bani Makada, avec ses 250 000 habitants, est perçu comme l’un des plus difficiles du pays. Des affrontements réguliers y opposent des salafistes aux autorités. En décembre 2014, c’est à Bani Makada que la BNPJ a arrêté cinq personnes qui s’étaient constituées en « police religieuse autoproclamée », selon des sources médiatiques.

L’initiative des habitants de la rue 61 contraste avec cette actualité. C’est que les riverains se sont bien organisés. « Au début, il n’y avait pas d’entente entre nous, c’était une bataille menée par certains jeunes. Puis, finalement, nous sommes arrivés à tous nous entendre », nous explique Zakaria El Arraj, entraîneur de taekwondo à l’origine de l’initiative.

Une réussite étonnante quand on voit la difficulté courante d’instaurer un syndicat de copropriété. Les quelque trente familles ont presque toutes payé une cotisation libre pour acheter le matériel de bricolage nécessaire. Depuis le début du ramadan, tous les hommes, sans exception nous assurent les habitants, ont passé leurs soirées à débattre de l’utilisation de cet argent puis à réaliser les travaux. Au programme: mise en place de dos d’âne pour forcer les voitures à ralentir, construction de canalisations, installation de pots de fleurs et de petites poubelles puis peinture mauve uniforme de tous les murs des maisons.

Le ras-le-bol de la gestion municipale

Si les personnes se sont tant motivées, c’est que l’état de leur rue était déplorable. Les infrastructures manquent. Les voitures circulaient dans les deux sens malgré l’étroitesse du passage, et d’après eux, quand il pleut, les égouts débordaient provoquant des inondations.

« Il y a encore quelques années, notre rue n’était même pas bitumée. Puis l’État est venu pour l’aménager, mais de façon anarchique, n’importe comment, sans même nous consulter », déplore Zakaria El Arraj, qui a pu, avec ses voisins, stopper l’entreprise chargée de mener les travaux entamés quelques mois auparavant. À ce sujet, Mohamed Larbi Marsou, élu PJD de la commune urbaine, se veut rassurant: « Oui il y a des problèmes de retard des travaux, le nouveau bureau de la commune n’est pas encore fonctionnel, mais les jeunes du quartier, qui attendent beaucoup de nous, arrivent maintenant à faire pression sur les politiques ».

La citoyenneté en marche

Depuis la fin de l’embellissement, tout a changé: les enfants prennent la peine de jeter leurs déchets dans les poubelles, pas un papier ne traîne par terre. « Ce mouvement participe au développement de l’esprit de citoyenneté auprès des enfants », positive Zakaria El Arraj. La rue 61 contraste avec les ruelles adjacentes. Côté sécurité, les habitants du quartier étaient déjà satisfaits (il ne s’agit pas du cœur de Bani Makada, où la délinquance est plus élevée, mais du « nouveau Bani Makada ») mais les mères s’en réjouissent: les enfants restent plus longtemps dans la rue aujourd’hui. Avant, « on ne les laissait pas sortir, par peur qu’ils se fassent écraser », commente Zakaria El Arraj.

Où sont les femmes ?

Cela n’a pas échappé aux internautes qui ont visionné la fameuse vidéo: aucune femme n’est présente, ni lors des travaux ni lors de l’immense repas pris pour l’Aïd. « Nous sommes dans un quartier conservateur, même si nous leur avions proposé, elles auraient refusé de participer », nous répond Adelaziz El Arraj, le réalisateur de la vidéo. « Elles sont trop sacrées pour qu’on leur demande de peindre. Mais c’est elles qui ont choisi la couleur mauve », se défend un autre habitant. Il est vrai que, dans le quartier, les femmes sont quasi invisibles.

Si on compte un médecin et un professeur parmi les habitants, le plus grand nombre cumule des petits boulots non déclarés et travaille rarement toute la semaine. Le quartier, construit il y a environ 30 ans, est peuplé d’anciens bidonvillois. La moyenne d’âge de la population est assez jeune. Mais les habitants sont loin d’être résignés. Un état d’esprit remarquable quand on sait que les quartiers limitrophes sont connus pour abriter des trafiquants de drogue et des réseaux salafistes. Beaucoup de jeunes sont d’ailleurs partis faire le jihad en Syrie. En 2014, des heurts violents ont opposé plusieurs habitants à la police.

Un modèle qui fait des émules

Interrogé sur l’intérêt d’avoir filmé l’initiative, Adelaziz El Arraj, ce designer 3D improvisé cameraman qui ne pensait pas comptabiliser autant de vues sur YouTube, réfute l’idée de combattre une prétendue mauvaise image du quartier. Pour lui, qui explique avoir l’habitude de filmer la vie ici, l’idée était plutôt de diffuser l’initiative pour donner envie à d’autres Marocains de faire la même chose. « Je ne m’attendais pas à un tel succès, j’ai fait le montage en deux jours », assure-t-il. L’objectif, lui, semble atteint. Alors, le bleu de Chefchaouen bientôt concurrencé par le mauve de Bani Makada ? Dans  une rue adjacente, des habitants ont commencé à installer des jardinières qu’ils ont pris la peine de peindre en… orange. Et cette fois-ci, ce sont les femmes qui s’y sont collées.

Du côté de la rue 61, les voisins ont lancé la procédure de création d’une association, pour « se faire entendre auprès des autorités locales » et promouvoir « ce nouveau modèle » de gestion de l’aménagement du territoire. Une démocratie participative en action.

 

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