Plus que l’espace, qui intéresse le militaire, c’est le temps auquel doit se confronter le politique. Le mandat de l’élu dure quelques années. Renouvelé plusieurs fois, il peut être étiré jusqu’à la durée d’une génération humaine, vingt ou vingt-cinq ans. Est-ce suffisant pour lancer de grands projets, concrétiser des politiques structurelles?
Un dictateur révolutionnaire reste au pouvoir toute sa vie. Le temps qu’il faut pour changer un pays. Mais au prix d’une mise au pas dictatoriale des institutions, qui finit par ruiner l’effort consenti ailleurs. On l’a vu avec les dictatures arabes : passées les premières années d’enthousiasme, les pouvoirs de Moubarak ou de Ben Ali se sont embourbés dans la prévarication et le sauve-qui-peut.
Le souci du futur de la communauté et le maintien d’une vision qui transcende les générations furent longtemps les attributs de la dynastie. Et pour cause. Le pays pouvait être considéré comme le sien. La modernité a (lentement) transféré cette durée historique qui s’évalue en siècles de la famille régnante à l’Etat. La continuité de l’Etat remplace l’intérêt patrimonial du souverain pour le royaume à transmettre à son fils.
Pourquoi ces considérations? Parce que élire, c’est parier sur le temps. Or il en existe au moins trois : le temps du mandat, le temps du pouvoir étatique et le temps historique d’une nation. Les Marocains élisent aujourd’hui des mandants locaux. Les vainqueurs devront gérer des budgets, attribuer des capitaux pour des projets. Leur horizon temporel est celui de leur réélection, leur horizon spatial est celui de la proximité communale. C’est peut-être la forme la plus pure, la plus primitive aussi, de démocratie. Elle associe les traits positifs de la démocratie idéale (proximité de l’élu et des électeurs, sentiment d’appartenance à un même terroir) et les traits négatifs de la démocratie concrète (clientélisme et coups bas).
Ces élus, soyons-en sûrs, ne lanceront pas de projets dont les fruits s’épanouiront dans vingt, trente, cent ans. Ce n’est pas leur vitesse politique. Ils le savent, ils le sentent. Les électeurs aussi le sentent, à leur manière, mélange d’intérêt pragmatique, d’indifférence et de distance amusée.
Le temps générationnel est-il celui des élections nationales? En principe, oui. Un gouvernement démocratiquement élu peut éventuellement projeter de tels chantiers qu’il transmettra ensuite à ses successeurs, le tout sous l’égide de l’Etat intemporel. Cela arrive parfois, dans les vieilles démocraties. On peut espérer que cela arrivera au Maroc. Que les gouvernements d’aujourd’hui sueront pour planter ce que récolteront les gouvernements de demain, dominés par leurs ennemis politiques.
Mais il est peu probable que ces deux temps, le local et le national, puissent relever les défis auxquels l’humanité fait ou fera face dans les années à venir, nommément les défis environnementaux et migratoires et les grands chantiers qu’ils supposeront.
La monarchie dispose d’une telle temporalité longue. La politique des barrages, sous Hassan II, ne fut possible que parce qu’une telle vision se projetait sur plusieurs générations. Plusieurs chantiers actuels au Maroc (énergies renouvelables, grandes infrastructures) participent de la même vitesse politique, celle des siècles.
Les électeurs marocains ont un rare privilège, une potentialité plutôt : celle de disposer, en transparence, de trois temporalités politiques. Aujourd’hui, c’est la vitesse des virages immédiats qu’ils actionnent.