Chaque jour, l’actualité internationale en apporte une nouvelle preuve : le déclin de la citoyenneté classique est un processus irrémédiable. Chaque jour, l’actualité nationale en apporte une nouvelle preuve : la demande identitaire croît et l’espace public devient le lieu d’une confrontation de plus en plus brutale entre les identifications subjectives.
Un lien entre ces deux réalités ? Oui. L’Etat-nation moderne est un récipient de la demande politique. Participer, s’opposer, élire et se faire élire, la mobilisation citoyenne postule un individu abstrait et démultiplié, et des identifications sociales, économiques ou patriotiques. Cette arithmétique est celle des dictatures comme des démocraties libérales. Et puis il y a, de plus en plus, depuis une trentaine d’années, l’émergence de demandes inédites, illisibles selon ce vocabulaire politique : prenons deux exemples parmi tant d’autres. Le religieux et le sexuel sont devenus des lignes de clivage politique. Qui aurait pu parier sur le foulard et la barbe, la mini-jupe et le drapeau arc-en-ciel comme articles idéologiques ? Il y a encore quelques années, les dé-jeûneurs dé-jeûnaient, les travestis se travestissaient, les pieux priaient et les prosélytes prêchaient… chez eux. L’espace public était étrangement uniforme, un peu ennuyeux, un peu gris, et politiquement indifférent à toutes ces questions.
Touche pas à mon foulard, touche pas à ma bière : comment ce type de réclamation a-t-il écarté celui du partage des richesses et de la politique fiscale ? A la différence du besoin biopolitique du citoyen, qu’il fallait nourrir, soigner et éduquer, avant de le faire travailler et combattre, la demande identitaire émane d’un autre horizon politique. L’accomplissement de soi ne se fait plus au sein d’un collectif porteur d’un projet commun. Le nouvel individualisme se nourrit de son intériorité et de son espace privé. Croyant, agnostique, homo, hétéro (et autres désignations exotiques…), l’individu post-national réclame une reconnaissance de son intimité. L’individualisme au Maroc va faire prospérer les mêmes identifications sectorielles que dans les autres pays du monde.
Or, dans ce type d’enjeux, le citoyen n’a plus sa place. L’intériorité déversée dans l’espace public annonce un retour de la forme-sujet au détriment de la forme-citoyen. L’inquiétude est désormais plus subjective que politique. Et comment répondre à l’inquiétude subjective ? Par expérience historique, on sait que le mélange d’une protestation socioéconomique aux angoisses identitaires nées du brouillage des rôles hommes/ femmes, du changement de frontières, de l’imposition de nouvelles langues, de nouvelles mœurs… ce mélange n’augure rien de bon.
Au Maroc, pour le moment du moins, des salafistes demandent au souverain d’intervenir comme Commandeur des croyants, et des libéraux lui demandent une garantie de tolérance. Il y a là une piste à creuser. Si les citoyens sont désemparés, les sujets font encore confiance au souverain.
La monarchie marocaine est apte à recueillir cette demande : sur la condition féminine, la nouvelle Moudawana avait montré une rare capacité à solutionner, même temporairement, ce que l’Etat légal, allié aux politiques, avait échoué à faire pacifiquement. Il n’est pas absurde de réfléchir, pour les années à venir, à une concertation large, mobilisant religieux, associatifs et politiques, sous l’égide royale, pour proposer une charte marocaine des normes et libertés religieuses et sexuelles dans l’espace public.