Il fait très chaud. Tu postes sur Instagram tes premières photos de jambes au soleil. Tu bronzes au milieu des hortensias. Tu regardes la mer. Tu prépares tes savants mélanges d’huile pour t’enduire le corps et fais bien attention à utiliser une protection suffisamment élevée sur le visage. Parce que les gambettes dorées, tu en rêves, mais les rides précoces sur ton minois, ça, tu veux éviter à tout prix. Au loin, tu entends ta mère qui s’affaire, ton père qui bougonne, tes cousins qui s’agitent et les voisins qui prennent leur petit-déjeuner sur la terrasse. Pas de doute, les vacances ont bien commencé. Comme tous les ans, depuis toujours tu passes tes vacances en famille. Et comme tous les ans, depuis toujours tu passes tes vacances au même endroit avec les mêmes voisins. Un mélange de tradition, de confort et de pratique. Et puis, ton entourage fait pareil. Du coup, tu passes tes étés avec les mêmes personnes depuis toujours. Il y a ceux que tu fréquentes, ceux que tu évites, ceux auxquels tu dis bonjour poliment, ceux que tu voudrais fréquenter et ceux dont tu estimes qu’ils n’ont même pas leur place ici. Leurs vies à tous alimentent ton lot quotidien de tberguig et ta vie doit sans doute alimenter le leur. C’est comme ça. Tout se passe en circuit fermé, en vase clos.
Adolescente, c’est ici que tu as fait tes premiers bisous et ressenti tes premiers émois. C’est ici aussi que tes parents et leurs amis ont commis une grande partie de leurs infidélités conjugales. Là encore, toujours en vase clos. Un microcosme qui t’agace autant qu’il te conforte. C’est là où, gamine, tu as passé toutes tes vacances. C’est là où tes gamins passeront leurs vacances. Mais au final, de cette région, tu ne connais quasiment rien. Ni de ses traditions, ni de son fonctionnement, ni de ses rituels. Et pourtant, tu débarques tous les ans avec une horde de saisonniers conquérants. Tu es tellement sûre de toi, avec ton porte-monnaie comme cape d’immunité. Tu es convaincue que ça te suffit à passer un été sans soucis. Et ça te suffit largement. L’immense décalage entre ton mode de vie et les mœurs locales, tu ne le connais même pas. Ce serait la région la plus conservatrice du pays? Ah bon? Tu n’en as aucune idée. Le nombre de femmes en maillot sur les plages publiques se réduit comme peau de chagrin d’année en année? Tu n’as absolument pas remarqué. Et puis, de toute façon, en termes de maillots, la seule chose qui te préoccupe est de pouvoir alterner les tiens pour minimiser les marques disgracieuses de bronzage. A bien y regarder, c’est un peu comme si tu n’étais pas vraiment dans cette région. Tu vis dans une bulle. Une bulle totalement hermétique que rien d’étranger ne peut affecter. Depuis quelques jours, le tire-bouchon a refait son entrée dans ton quotidien. Le tintement des glaçons a de nouveau fait entendre sa musique. Et c’est assez pratique pour ces moments en famille qui t’agacent autant qu’ils t’attendrissent. Avoir la tête qui tourne a au moins le mérite de rendre presque inaudibles les diatribes de ton père et les plaintes incessantes de ta mère. Parce que Madame a l’indécence de se plaindre. Elle dit qu’elle est épuisée. Elle trouve qu’elle en fait trop, qu’elle a trop de choses à faire.
L’été est bien plus qu’une saison. C’est un moment de vie sociale que ta mère doit organiser et gérer. Il faut mettre le bateau à l’eau, trouver du renfort de personnel à recruter sur place pour la saison, se mettre parfaitement à jour sur les divorces et les mariages qui ont eu lieu pendant l’hiver afin de ne commettre aucun impair, remplir les frigos pour parer à toute éventualité de soirée improvisée. Pour ta mère, le luxe est une telle évidence qu’elle ose parler de « problèmes » quand il s’agit de la gestion de ce luxe. Un léger problème de perception ou de valeurs, sans doute. Et puis, comme les chiens ne font pas des chats, tu es un peu pareille. A l’autre bout du monde, un mec a failli se faire bouffer par un requin dans une compétition de surf, mais s’en est sorti en se comportant en héros, toi tu risques de passer l’été sur ta serviette à cause des méduses. Mais à la différence de ta mère, tu ne te plains pas. Tu n’as même pas d’avis. Tu bronzes.