Edito. La mémoire bradée

Par Abdellah Tourabi

Question pour un champion :  à quel événement historique correspond la date du 21 juillet 1921? Pour ceux qui n’ont pas la réponse, ou l’ont oubliée, il s’agit du jour où a eu lieu la bataille d’Anoual, où les troupes dirigées par Abdelkrim Khattabi ont mis en déroute l’armée espagnole. Un épisode de gloire où des milliers de résistants marocains ont tenu tête à une force militaire européenne. Il aura fallu la coalition des armées française et espagnole, dirigées par le maréchal Pétain, cinq ans de combats et de bombardements aériens, un déluge de feu, et même l’usage de gaz pour mettre à genou ces valeureux combattants rifains. Anoual a inspiré des générations de militants contre le colonialisme. Elle a démontré, au même titre que Diên Biên Phu en Indochine, qu’on pouvait briser de puissantes armées coloniales avec un peu de courage, de ruse et de détermination. Malgré l’importance historique et militaire de la bataille d’Anoual, sa commémoration s’est passée dans un silence total. À l’image d’autres épopées glorieuses de notre histoire nationale, qui sombrent dans l’oubli ou l’indifférence. Pourtant, dans d’autres pays, on célèbre avec faste et apparat les victoires militaires qui ont marqué l’histoire d’une nation. Ainsi, en Russie, la commémoration de la bataille de Stalingrad est un moment de communion collective, en Angleterre, on célèbre pompeusement l’épopée navale de Trafalgar, qui donne son nom à une importante place de Londres, et en France, même Waterloo, défaite cuisante de Napoléon Bonaparte, est détournée pour lui donner le sens d’une victoire avortée par la malchance et les trahisons. Ces célébrations renforcent le lien national, créent un sentiment d’appartenance collective et soudent les citoyens d’un pays.

 

Au Maroc, on préfère regarder ailleurs, publier des communiqués lapidaires ou organiser des conférences qui ne passionnent qu’une poignée de chercheurs. Pourtant, dans un pays comme le nôtre, composé d’une mosaïque d’identités ethniques et tribales, cette consolidation d’une appartenance commune est plus que nécessaire. Un grand récit national, qui regroupe tous les Marocains, est une immunisation contre les dissensions et les fragilités d’un lien qu’il faut renouer sans cesse. La mise en scène de ce récit passe par la célébration des moments de gloire et de défaite, des lieux de mémoire et la mise en valeur des hommes et des femmes qui ont écrit cette histoire commune. La monarchie est une composante essentielle de ce récit, mais elle ne doit pas en être l’alpha et l’oméga. Les épopées menées par d’autres dynasties ou les figures nationales du pays sont aussi importantes que le combat de Mohammed V pour l’indépendance ou son retour d’exil. Notre mémoire collective est faite de cet archipel de faits, de lieux et de personnes. L’indifférence et la discrimination peuvent créer des frustrations qui alimentent d’autres mémoires et récits concurrents. Quand ces derniers seront enclenchés, il sera trop tard pour réagir.