Zakaria Boualem. Le vivre ensemble commence à devenir problématique, les amis

Par Réda Allali

Les amis, ça ne va pas très fort, il faut bien l’avouer. Longtemps, Zakaria Boualem a rigolé sans complexes des incohérences que produit notre paisible contrée. Il a ainsi eu l’occasion, au fil des années, de parcourir l’ensemble de la très large gamme du rire, du ricanement étouffé à l’éclat à gorge déployée. Oui, il s’est gaussé, le Guercifi, il en a même fait un business, de l’absurde national. Il était presque mignon, notre absurde. Pas toujours très agréable mais pas si dangereux non plus, en fait. Mais il semble bien que nous soyons passés collectivement à une nouvelle étape. Il y a quelques semaines, une foule a menacé physiquement deux jeunes filles à Inezgane, coupables de porter des jupes. La police intervient pour les protéger et elles se retrouvent poursuivies en justice, par un de ces tours de passe-passe, classique chez nous, où les victimes se révèlent soudain coupables. Elles attendent aujourd’hui leur jugement. On a demandé à un chanteur de charme ce qu’il pensait de la situation, et l’homme a expliqué benoîtement qu’elles méritaient leur traitement, c’est le ramadan quand même, un peu de respect ! Il a même produit quelques explications détaillées sur la longueur idéale d’une jupe, sa position par rapport au genou, organe soudain promu centre érogène visuel. Étonnamment, il n’avait pas demandé la même pudeur aux actrices de son dernier vidéo clip, qui ont pourtant largement exhibé leurs genoux respectifs, et même parfois plus 7achakoum. Mais ce n’était pas le ramadan, donc ce n’est pas la même chose. Je vous laisse analyser ça. On aura du mal à trouver un cas aussi spectaculaire de dislocation de la parole et de l’action.

Ce n’est pas très grave, après tout, juste un spectaculaire benêt de plus, qu’une sorte de médiocrité générale a fini par propulser dans des débats de société on ne sait trop comment. Revenons au sujet de base : les demoiselles ont failli être lynchées au souk d’Inezgane. Toujours cette semaine, c’est un homme supposé homosexuel qui a subi le même sort à Fès. Une foule hargneuse, certaine de son bon droit, a roué le malheureux de coups pendant de longues minutes. Ok. Le vivre ensemble commence à devenir problématique, les amis. Si cette nouvelle mode qui consiste à se ruer sur ce qui ne nous convient pas dans la rue se propage, on va traverser des moments difficiles. Et on ne voit pas très bien ce qui ferait que cette mode s’arrête. Au contraire, tous les éléments pour sa propagation sont réunis. Nous avons installé un état d’esprit général qui consiste à laisser chaque citoyen penser qu’il est le garant d’une vertu menacée. Pendant des années, nous avons eu des prêcheurs qui nous ont expliqué que Bob L’Eponge était gay et Mickey Mouse sataniste, à moins que ce ne soit l’inverse. Nous avons eu de doctes savants de la foi qui ont essayé de convaincre les collègues de bureau de s’allaiter entre eux dans l’open-space. De nombreux illuminés de cet acabit ont confisqué la parole publique sur la religion.

On a sponsorisé la version la plus menaçante de l’islam, on a excité l’intolérance des gens, transformé notre religion en code vestimentaire.On a aussi fabriqué une école rétrograde qui produit des sujets qui ne doivent pas trop réfléchir. On connaît tous le raisonnement : les débiles sont plus contrôlables que les esprits éclairés. Mais ce raisonnement a une limite : passé un niveau de débilité collective, plus rien n’est contrôlable du tout. Il semble bien que nous nous approchions de ce point de rupture. Il suffit de faire un tour sur les réseaux sociaux pour s’en convaincre : une bonne partie des Marocains trouve que Daech a parfaitement raison de trucider les gens qui leur déplaisent. Zakaria Boualem écrit « une bonne partie » juste pour ne pas vous casser le moral, hein, parce qu’entre ça et l’hypoglycémie, on ne va pas réussir à finir la journée correctement. D’ailleurs, cette journée est presque finie, on reprend la semaine prochaine, la harira n’attend pas. Salut à vous, et merci.