Des intérêts communs font une classe sociale, pas une caste. Inversement, une caste se dilue dans une société de classes, où l’important est l’argent, non l’extraction sociale. Pour qu’une caste puisse survivre au capitalisme, il faut qu’elle combine une conscience de soi et une spécialisation socioéconomique.
La conscience de soi, les Fassis l’ont, à ce que l’on dit. A ce propos, il faut néanmoins souligner qu’ils ne sont pas plus endogames (mariage entre proches) que le reste des Marocains, pas plus fiers de leurs origines que le reste des Marocains, qui cultivent l’esprit de clocher, pas plus soucieux de leur généalogie que le reste des Marocains, qui ont tous leur lignage sur le bout de la langue.
Si cette conscience de soi fassie paraît singulière au regard des autres identités marocaines, c’est qu’elle a été consolidée par une spécialisation socioéconomique. A la fin du XIXe siècle déjà, lors de l’insertion du Maroc pré-colonial dans le capitalisme impérial, les Fassis furent parmi les premiers à s’engager dans le branchement entre le textile de Manchester et les matières premières de l’empire chérifien. Le protectorat a (un peu) dérangé leurs affaires, mais sans bousculer leur position. A l’indépendance, les choix faits par le régime ont stabilisé leurs fortunes, accrues par le départ parfois précipité des colons et des juifs, qu’ils ont remplacés dans plusieurs secteurs d’activité.
Mais, dira-t-on, tous les Fassis ne sont pas des compradors. A juste titre : en réalité, seul un riche, ou supposé tel, est qualifié de Fassi. Fès est encore majoritairement habitée par des Fassis de « souche », mais, hormis quelques indices devenus insignifiants, rien ne signale les habitants de Fès du reste des Marocains. inversement, un Rbati ou un Tangérois, s’il est membre de la caste compradoriale, sera automatiquement identifié comme « Fassi ».
Je dis « riche ou supposé tel ». Car la spécialisation économique des compradors ne va pas vers le capitalisme productif, mais vers l’intermédiation. Le paraître est central : hier banquier de cour ou courtier protégé par les consulats coloniaux, aujourd’hui communicant, publicitaire ou trader, le comprador vend et achète des signes de réussite. Le réseau lui est crucial, comme la belle-famille, le lieu de villégiature ou le club de sport qu’il fréquente.
« Fassi » est un qualificatif (une insulte ?) désignant quelque chose comme le « juif » de la tradition européenne : opportunisme apolitique, esprit de lucre et de clan, entre soi. Bref, c’est un archaïsme datant d’avant le capitalisme industriel. Pourquoi le Maroc l’a conservé, là où les équivalents égyptiens ou chinois des « Fassis » ont disparu ? Pour les mêmes raisons qui ont fait que le Maroc a conservé un roi, une économie de marché, plusieurs partis et trois ou quatre langues parlées… L’empire chérifien a traversé le siècle des idéologies avec des pratiques et des acteurs d’un autre âge.
Et c’est une chance. Les « Fassis » ont donné au Maroc indépendant des diplomates et des conseillers du roi, des banquiers et des marchands… Bref, des intermédiaires, polis et policés, visages souriants du pays, là où ses voisins n’avaient que des sergents putschistes, fils de paysans, comme emblème.
Depuis deux décennies, le monde revient à un système politique et économique post-national. De nouveau les castes et les groupes, l’intermédiation et l’image, importent. Au Maroc, l’adjectif « fassi » ne doit pas disparaître, il faut qu’il devienne une qualité propre à tous les Marocains.