L’islam est-il tolérant et épicurien ? Oui, voyez les juifs et les chrétiens généralement respectés dans leurs personnes, leurs biens et leurs croyances ; voyez les manuels de sexualité écrits par des hommes de religion, voyez la poésie et la littérature. Non, l’islam est intolérant et austère : voyez l’interdiction faite aux autres croyances de construire des lieux de culte, d’exprimer leur foi ; voyez les condamnations des homosexuels, la lapidation des adultères, la condition de la femme… Les deux points de vue se défendent, arguments historiques à l’appui. Alors où trouver une cohérence ?
En réalité, la culture islamique n’est pas tant sensible à l’acte lui-même qu’à son statut public ou privé. Comme les Grecs avant elle, la civilisation arabo-islamique s’est construite sur une stricte distinction entre l’espace public et l’espace privé. Le premier est islamique et masculin (ou plutôt actif, interdit aux femmes, aux enfants, aux homosexuels, et à toute minorité sexuelle), le second est laissé quasiment à la libre disposition du maître (ou de la maîtresse) du foyer.
On raconte à ce sujet une anecdote : Omar Ibn Al Khattab, le deuxième calife, idéal politique et moral, avait l’habitude de se promener dans les rues de Médine le soir tombé. Longeant une muraille, il entend chanter des personnes manifestement avinées. Le calife, sportif, escalade le mur et se met, du haut de la maçonnerie, à tancer les fêtards : l’islam interdit l’alcool, leur dit-il. Le maître de maison, pas désarçonné (sans doute l’alcool) lui répond : l’islam interdit l’intrusion dans l’espace privé. Omar Ibn Al Khattab, tout calife qu’il soit, s’est excusé, et a continué sa promenade.
La hisba, on le voit, s’arrêtait aux portes des maisons. On ne peut autrement expliquer l’association de données historiques contradictoires : l’islam est tolérant et intolérant à la fois. Il suffit de savoir où : l’espace public est strictement normé. L’espace privé est absolument respecté.
C’est sa grande différence avec le christianisme. Ce dernier a rompu avec cette distinction public/privé, cruciale dans l’Antiquité. L’Inquisition fouillait les âmes et les intériorités, et selon le même modèle du confessionnal, elle était habilitée à aller vérifier jusque dans le lit du couple les pratiques et les usages privés. La révolution moderne a renversé le mouvement, mais selon le même principe. Le christianisme a voulu imposer jusque dans le privé l’ordre public. Le post- christianisme laïc veut imposer, jusque dans l’ordre public, le désir privé. Vous êtes athée ? Allez le clamer dans la rue, sinon ça ne va pas. Vous êtes homosexuel, amateur de vin, dé-jeûneur ? Dans la rue, sinon votre identité restera incomplète, mutilée.
Il arrive à la télévision, qui est un prolongement de l’espace public, de cristalliser cette contradiction. Jennifer Lopez dans un festival, éventuellement, mais à la télévision, l’affaire devient politique.
Soyons optimistes, pour une fois. La sexualité et la pratique religieuse posent des problèmes qui ne sont pas insolubles. Les salafistes ne veulent pas entrer dans les maisons vérifier l’orthodoxie. Les libéraux ne veulent pas imposer leur vin à tous. La question est politique. A qui appartient l’espace public : aux barbes ou aux bikinis ? On est au cœur de la politique la plus courante. Il vaudrait mieux, à tête reposée, en discuter, politiquement, entre les uns et les autres. Quel espace public voulons-nous : islamique, occidental ou neutre ? Et neutre comment ?