Ta vie en l'air - Etre né quelque part

Par Fatym Layachi

Le calendrier rythme la vie. Il y a les saisons. L’automne, la rentrée, le porte-monnaie qui est épuisé, le bronzage qui s’efface, les derniers instants à la plage, les pointes de cheveux décolorées qu’il faut couper et les irréductibles qui veulent rester en terrasse. Puis vient l’hiver, les fêtes de fin d’année, les bulles, les écharpes, les excès et le ski. Le printemps, les robes qui raccourcissent, les mariages, les cuisses qu’on veut raffermir, les week-ends qu’on prolonge. Et enfin l’été, le soleil, la plage, les mojitos, l’odeur du monoï, les grandes assiettes pleines de pastèques et de melons, les folles soirées et les romans à l’eau de rose. Et puis il y a ces périodes où la lune gouverne. Où la lune régit ta vie et celle de ton entourage. Au sud de la Méditerranée, la vie ressemble parfois aux marées. Ramadan décale les saisons. Et dans ta famille, comme chez beaucoup d’autres, vous avez le cul parfaitement bien calé entre deux chaises. Profitant des derniers apéros. Faisant les courses pour les premières hariras. Avec un réfrigérateur aussi éclectique qu’une pub Benetton. Aujourd’hui c’est vendredi. Le dernier avant ramadan. Un dernier déjeuner en famille s’impose. Tu es chez l’une de tes tantes. Ton oncle arrive de la mosquée. Ta cousine émerge à peine après sa grosse soirée. Tes parents et le reste de la famille sont là aussi. Chacun s’installe autour de la grande table ronde. Le couscous est servi. Pour les boissons, c’est du lben pour certains et les dernières gorgées de rosé pour les autres. Ta tante, comme tous les ans, s’apprête à passer le mois sacré à la Omra. Tu lui demandes qu’elle pense à toi dans ses d3iwate. Ton cousin, comme tous les ans, s’apprête à fuir les bondieuseries à Marbella. Tu lui demandes de t’envoyer des photos sur Whatsapp. Il n’y a ni prises de tête, ni jugements. Ce sont des contrastes. Toi, tu trouves ça beau les contrastes. Et tu as beaucoup de mal avec ceux qui tentent de te faire croire que ce sont des contradictions. Tout ce beau monde est assis ensemble. C’est une famille. Chacun a son caractère, ses convictions, son mode de vie aussi. Chacun assume ses choix en respectant ceux de l’autre. C’était quoi la grande phrase déjà ? « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. » Ça doit être à peu près ça. Ta famille ressemble à ton pays. Elle est plurielle. Tu as pris autant de kilos les jours de l’Aïd El Kébir avec les boulfaf et autres bombes caloriques chez ta grand-mère que les soirs de mimouna avec des gâteaux bien crémeux chez le pote de ton père. Tu as grandi comme ça. Tu espères continuer à vivre comme ça. Sans heurts. C’est comme ça. Ça l’a toujours été. Et pour tous les obscurs qui veulent éteindre la lumière et tous les illuminés qui s’imaginent que la vie doit ressembler à un dancefloor, tu n’as qu’une seule envie : rajouter de l’eau dans leur vin ou du vin dans leur lben selon leur boisson de prédilection. C’est vrai que tu tentes de porter le monde à ton regard. Mais tu as un peu de mal. Tu lis des trucs dans les journaux sur cette prétendue guerre des valeurs que se livreraient les modernistes et les conservateurs. Tu n’y comprends rien. Pourquoi tu devrais choisir un camp ? Tu aimerais juste vivre ta vie. Et tu en as un peu marre que tout le monde se donne le droit de la commenter et de la juger.