Edito. Les liaisons dangereuses

Par Abdellah Tourabi

Tout le monde s’accorde à penser et à dire que notre vie politique est ennuyeuse, plate, maigre en faits et pauvre en idées. Les débats ne brillent pas par leur profondeur et intelligence, et nos élites politiques actuelles ne font rêver personne. C’est pour cela que les Marocains, passionnés par la politique, préfèrent regarder ailleurs, vers d’autres horizons, pour avoir un ersatz de débat. Certains scrutent ce qu’il se passe en France, et d’autres se tournent vers le monde arabe pour observer le chaos qui y règne. Mais dans cette médiocrité ambiante, il y avait quelque chose de sain et de positif, préservé jusqu’à aujourd’hui : le respect de la vie privée des responsables politiques. Les rumeurs circulent, les anecdotes sur les aventures galantes de tel ou tel homme (ou femme) politique égayent les dîners de certains cercles, mais ne franchissent jamais le cadre des discussions privées. Un cordon sanitaire est dressé autour de l’intime et du familial. C’est probablement ce qui explique l’embarras et la gêne autour de la relation entre deux ministres du gouvernement Benkirane.

Les fiançailles (ou le mariage) de Lahbib Choubani et Soumiya Benkhaldoun est une affaire privée et une liberté personnelle, même si les concernés sont des personnages publics. Comme des milliers de relations qui se nouent entre collègues, et qui se terminent par une histoire d’amour ou un mariage, deux ministres ont également le droit à cette liberté. Mais dans cette affaire, qui a pris des proportions considérables et embarrasse le gouvernement et son chef, le problème est ailleurs. Tout d’abord, il y a cette question de la polygamie, objet de controverse et de débats depuis des décennies. Une grande partie du combat pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes était orientée vers l’abolition de cette pratique au Maroc.

La polygamie est vue, à juste titre, comme une injustice, une violence symbolique faite aux femmes et une image de la domination masculine. La réforme du Code de la famille, en 2004, n’y a pas mis fin, même si elle a essayé de la limiter. D’ailleurs, la pratique est quasiment en voie de disparition, puisqu’elle ne représente que 0,8 % des mariages contractés au royaume. Il est donc déroutant et dérangeant de voir des ministres incarner et assumer ce type de ménage. La fonction symbolique et représentative de membre du gouvernement est difficilement compatible avec un usage dont les Marocains s’éloignent de plus en plus. Le décalage réside aussi dans la démarche de Choubani, qui aurait chargé son épouse de demander pour lui la main de sa future  seconde épouse. Ce procédé ressuscite une pratique également disparue, ou très rare alors, où les premières épouses, devenues vieilles ou malades, se chargent elles-mêmes de marier leurs hommes. Un peu comme Lalla Houbi sélectionnait les nouvelles épouses de son conjoint, Haj Mokhtar Soldi, dans le fameux film A la recherche du mari de ma femme. C’est pittoresque, folklorique et traditionnel, mais pas sûr que ce soit du goût des Marocains quand il s’agit de ministres.