76 va-t-il devenir le nombre fétiche de tous nos échecs ? Que plus de trois-quarts des écoliers sortent, après quatre ans, analphabètes de l’école n’est pas anodin. On connaît les différents arguments avancés, et ce depuis plusieurs décennies : hétérogénéité des cultures et des langues du pays, importance problématique du français, mise en place hâtive de l’arabisation… A la décharge du Maroc, donc, une situation réellement plus complexe que celle de beaucoup de pays de la rive sud de la Méditerranée. Mais hors monde arabe, la particularité marocaine n’explique plus grand-chose. La francophonie africaine, l’hispanophonie des pays latino-américains, n’empêchent pas les Etats qui le souhaitent et qui y mettent les moyens d’alphabétiser la majorité des jeunes générations.
Au risque de se répéter, il faut rappeler que l’analphabétisme est une décision politique. Une décision qui dure et persévère. Pas assez d’écoles ? On en a construit. Pas assez d’instituteurs ? On en a recruté. Mais l’analphabétisme persiste, déguisé en abandon scolaire, en illettrisme, et le voilà aujourd’hui exposé aux yeux du public, chiffres à l’appui. Les Marocains ne sont pas plus inaptes à la pratique de la lettre que d’autres. Mais le système politique marocain n’a pas besoin de 100% d’alphabétisés, mieux il en a peur.
Aujourd’hui qu’il n’est plus possible de mener une politique d’ignorance du peuple, on construit les écoles, mais on maintient les mécanismes de l’échec scolaire. Instituteurs sous-payés, écoles sans moyens, aucune incitation secondaire (cantines, blousons, et autres mécanismes efficaces en d’autres lieux et époques) et beaucoup de barrières invisibles poussent fatalement au décrochage. Les questions de fond – la langue, les manuels, les niveaux… — sont, au risque du paradoxe, superficielles. Aucune polyglossie, aucun débat pédagogique, aucune fusion des niveaux, n’empêcheront, le jour venu, une alphabétisation de masse voulue.
Alors pourquoi cette passion de l’ignorance qui semble chevillée au corps du pouvoir ? S’il tolère 76% d’illettrés, c’est qu’il s’intéresse d’abord aux 24% qui restent. Et c’est même beaucoup. 2 ou 3% suffisent. Alphabétisés, brillants, dotés de bourses, ils rejoindront les 10 ou 15% sortis des différentes filières privées et nourriront les élites du pays.
Dans cette optique, l’école publique n’est pas un service collectif mais un tamis visant à choisir parmi les masses vouées à l’ignorance quelques éléments qui rejoindront l’élite, renouvelleront son sang et lui donneront quelque savoir spécifique sur ces masses grouillantes et menaçantes. Ainsi fonctionnait l’école marocaine sous Mohammed V et Hassan II. Elle donna une élite héritière, donc consciente de ses intérêts, mélangée, légèrement, de quelques individus passés par le tamis public, inconscients de leur situation, qu’ils convertissaient, à leurs propres yeux, en génie personnel.
Le système marocain tel qu’il se déploie aujourd’hui n’est toujours pas convaincu de l’intérêt d’alphabétiser. Il garde, enfoui sous le discours, un inconscient qu’il arriva à Hassan II, le plus intellectuel de nos rois, d’articuler : le Maroc n’a pas besoin d’éducation de masse, elle a la fâcheuse tendance à politiser, comme il n’a pas besoin de femmes libérées, d’une urbanisation massive, de beaucoup de touristes, etc. Depuis une vingtaine d’années, sur quelques sujets, il y a eu changement de perspective (sur le tourisme et la question féminine en particulier). Mais sur le reste, l’inconscient politique marocain n’a pas bougé.