Dans les embouteillages, tu envoies des notes vocales stupides sur WhatsApp à Zee. Tout va bien. Ton téléphone sonne, ta mère. Sa voix est monocorde. Un de tes lointains oncles vient de décéder. Tu fais demi-tour pour rejoindre les autres à la clinique. Tu te sens presque en état de choc. C’est fou comme la mort, même si les médecins la prévoient, est toujours surprenante et choquante. Tu arrives. Ils sont tous là. Même le fils maudit. Les derniers instants de vie, après ce que la pudeur appelle une longue maladie, ont bien souvent l’allure sordide d’une chanson d’Aznavour. Tu embrasses ta tante. Tu restes quelques instants dans les couloirs de la clinique. Puis il faut partir. Il faut préparer les funérailles.
Une gnaza c’est un événement, donc ça se prépare. Un ami de la famille a déjà appelé les pompes funèbres. L’ambulance arrive. Le cercueil est prêt. Une vieille cousine a prévu le blanc pour ta tante. Le traiteur est prévenu. L’oncle pieux, caution morale de la famille, a contacté les tolba. Les femmes de ménage supervisent l’installation des tentes, des tables et des enceintes. Les amis des parents sont tous mobilisés. Ta mère appelle la manucure. Celle qui vient à domicile. Il serait indécent de se montrer dans un salon de coiffure en ces jours de deuil. Mais il serait tout aussi indécent d’assister à des obsèques avec ce vernis framboise qui va si bien avec tes escarpins. Mais impensable d’y aller les ongles nus ! Une gnaza c’est aussi un événement social. Alors il faut opter pour un beige rosé. Naturel. Ça fait propre. Pas de maquillage. Juste un peu de poudre Shiseido. Tu ne vas pas y aller les yeux cernés et le teint pas net. Tu n’es pas totalement éplorée non plus. Avoir l’air affectée et rester digne. Choisir méticuleusement les jellabas pour les trois prochains jours. Faire repasser les foulards qui vont avec. Être soignée, mais ne surtout pas avoir l’air apprêtée. La nuance est de taille. Et la vie en société est pleine de nuances. Aucune raison qu’une gnaza échappe à ces règles ! Le défunt était quelqu’un d’important, socialement parlant. Il a touché à tout. De l’immobilier aux finances en passant par le tourisme. Il a fait et défait beaucoup d’affaires. Présenté de gros acheteurs à d’encore plus gros vendeurs. Il est presque logique que sur le chemin de sa dernière demeure il attire encore des jeux de pouvoir. Assise dans un coin du salon avec tes cousines, tu observes ce dernier hommage.
Costumes sombres et jellabas impeccables, tous ceux que tu croises dans les vernissages, les restos ou les mariages sont là. À défaut de s’empiffrer de petits fours, ce sera des amandes et des brioches. On entre dans des obsèques comme on entre en scène. Il faut aller présenter ses condoléances. Il faut montrer à l’assemblée présente que l’on est proche de la veuve. Rendre hommage au défunt, montrer sa gratitude et reconnaître que l’héritage est entre les mains de cette femme triste. Mais pour cela, il faut attendre que la veuve ne soit plus étouffée par cet essaim de pleureuses qui n’ont pas la moindre empathie, mais qui ont l’indécence de vouloir s’approprier même la souffrance. Un de ceux à qui le défunt a fait gagner de jolis coups et une belle maison sur la cote montre à quel point il est affecté. Les femmes, comme partout. À la différence qu’ici, ça se fait à voix basse et avec un air affecté. Le monsieur prend les mains de la veuve, lui pose la sienne sur son épaule. Il lui murmure à l’oreille qu’il sera toujours là pour elle. Elle a les yeux dans le vide. Il part rejoindre les hommes dans le jardin. Ça parle affaires, comme partout. Le corps va sortir. Tout le monde se lève. Les femmes se couvrent la tête. Et là tout le monde pleure. Et pour le coup, c’est sincère. La prière aux morts rappelle à chacun la perte d’un proche. C’est aussi là que chacun prend conscience de sa misérable condition d’humain destiné à finir dans une boîte en bois au milieu d’un salon. Tu es poussière et tu redeviendras poussière, alors entre-temps, tu fais des étincelles en société.