Abdelilah Benkirane est une véritable curiosité politique, un cas particulier qui ne finit pas d’intriguer même ceux qui pensent bien le connaître. Son style est une combinaison inédite de populisme, de spontanéité ahurissante mais aussi de pragmatisme. Derrière la bonhomie du Chef du gouvernement se cache une bête politique capable de s’adapter à des milieux hostiles. Benkirane n’est ni un idéologue ni un grand stratège, mais il fonctionne par calculs et évaluation permanente des rapports de force. Quand il constate qu’une situation ne lui est pas favorable, il courbe l’échine, opte pour le compromis et accepte volontiers d’avaler des couleuvres. Mais quand le vent tourne en sa faveur, il attaque et tape fort, avec une bonne dose de cynisme et d’opportunisme. Cette démarche est vérifiable depuis 2011, quand Abdelilah Benkirane a mené son parti vers la victoire aux élections législatives et son accession, non pas au pouvoir, mais à la gestion des affaires publiques.
Le patron du PJD a toujours eu comme obsession et objectif la banalisation de son parti. Il savait, comme certains de ses compagnons, que l’adjectif « islamiste » fait peur et laisse penser à un projet sociétal rétrograde et liberticide, qui pourrait plonger le pays dans les ténèbres du conservatisme. Abdelilah Benkirane a déployé de grands efforts pour dissiper cette image et faire du PJD une organisation ordinaire. Mais le grand pari de Benkirane, depuis 2011, est de normaliser la relation du parti islamiste avec le Palais. Et tous les moyens et les occasions sont bons pour le faire. Il ne se passe pas un jour sans que Benkirane n’affirme et martèle son attachement et sa fidélité à la monarchie. Sans jamais se lasser, il répète invariablement que c’est le souverain qui règne et décide et qu’il est le Chef de gouvernement de « Sidna ».
Même sur le plan religieux, fondement de l’idéologie islamiste, il défend la suprématie du roi en tant que Commandeur des croyants. Cette posture de Benkirane répond à une lecture lucide du rapport de force, largement favorable à la monarchie, et notamment après la fermeture de la parenthèse du Printemps arabe. Mais c’est aussi une manière d’éviter les écueils dressés par des milieux hostiles ou méfiants au sein de l’État, et que le dirigeant islamiste souhaite neutraliser. Benkirane est en train de gagner son pari. Le Palais semble s’accommoder et adouber un Chef de gouvernement loyal, qui s’appuie sur sa popularité pour faire passer des réformes difficiles, et qui incarne à l’étranger l’image d’une « exception marocaine » où l’islamisme est soluble dans le pluralisme et la diversité. La monarchie ne peut que sortir gagnante d’une telle configuration. Sauf qu’à trop vouloir plaire et satisfaire le Palais, Benkirane risque de miner et affaiblir son statut de Chef de gouvernement. L’esprit de la Constitution de 2011, qui visait à rétablir un certain équilibre des pouvoirs, est compromis et menacé. Mais c’est le dernier souci de Benkirane, pragmatique et politicien jusqu’au bout.