Sortir de la clandestinité

Par Abdellah Tourabi

Il y a des débats qui font grandir une société et la font sortir de certaines impasses. Le débat sur l’avortement et sa légalisation en fait partie. Car il ne s’agit pas d’une revendication mineure, sans importance ni effets réels, mais plutôt d’une nécessité. Qui d’entre nous n’a pas été estomaqué un jour par les témoignages, de proches ou d’inconnues, qui racontent les conditions traumatisantes de leur avortement clandestin ? Qui parmi nous n’a pas été choqué par les images sordides de nouveau-nés que leurs mères étaient obligées de jeter dans des décharges publiques plutôt que de les garder et les élever dans la honte et la stigmatisation ? Détourner le regard et se draper dans des postures morales ne permettent en rien de résoudre le problème. Ça ne fait qu’ajouter l’hypocrisie au malheur et inciter à l’inertie là où il faut agir.

Beaucoup d’opposants à la légalisation de l’avortement se trompent lourdement en pensant qu’il s’agit d’un appel à la libération sexuelle et d’une porte ouverte à tous les excès. Une femme qui souhaite avorter ne le fait jamais de gaieté de cœur, par pur plaisir ou égoïsme. C’est un acte d’une grande violence, psychologique et physique, qu’elle choisit de s’infliger et subir. Tous les témoignages personnels, les déclarations des médecins et les explications des psychologues s’accordent à dire que c’est un véritable traumatisme. Personne n’en sort indemne. Pratiquer cet acte dans la clandestinité, la peur et la culpabilité démultiplie ce traumatisme et jette la femme dans des abîmes d’angoisse et de mépris de soi. À ce choc psychologique et moral s’ajoute un autre risque, encore plus grand et dommageable, celui du préjudice physique. En recourant à des faiseuses d’ange, à des recettes traditionnelles ou à certains praticiens sans conscience ni scrupule, les femmes qui avortent dans la clandestinité s’exposent à un danger, parfois fatal et mortel. Les opposants à la légalisation de l’avortement doivent écouter les avis des médecins et les témoignages de ces femmes au lieu d’entendre la seule voix de leur morale aveugle et puritaine. Le droit à l’avortement est une liberté et un choix accordés aux femmes. Mais il ne s’agit pas d’une liberté dans le sens de l’exercice d’un luxe ou un privilège. Avorter ne peut être animé par l’insouciance ou la désinvolture, comme on jetterait une robe démodée ou opterait pour une teinte de cheveux plutôt qu’une autre. Ici, il est question de choix cornélien, de dilemme, d’une liberté qu’elle aurait souhaité ne jamais exercer un jour. Mais la loi doit être là pour présenter un autre choix à la femme, plutôt que l’unique option de la clandestinité, le traumatisme et la culpabilité. D’autres pays musulmans, comme la Tunisie et la Turquie, ont donné aux femmes cette liberté et mis en place un cadre légal qui organise l’avortement. Ils ne sont pas pour autant moins musulmans que nous ou moins attachés à leurs valeurs culturelles et spirituelles. Un peu d’effort et d’ijtihad ne feront de mal à personne, mais rendront les vies de milliers de nos concitoyennes bien meilleures.