Les mardis sont des jours détestables par leur insipidité. Tu n’as pas le droit de te plaindre comme un lundi. Et tu n’as aucune raison d’être excitée comme un jeudi. Le mardi il ne se passe quasiment rien. Ton brushing de la veille n’a pas encore besoin d’un coup de peigne et le week-end est bien trop loin pour commencer à y rêver. Le mardi, tu es donc obligée de bosser. En apparence du moins. Du coup, le mardi tu passes un temps fou à tenter de le perdre, ton temps pas si précieux. Alors, tu scroll compulsivement tes écrans d’ordi et d’iPhone à essayer de grappiller du tberguig. Entre Facebook et Instagram, il devrait bien se passer quelque chose qui pourrait te distraire. Tes potes s’évertuent à écrire des statuts qu’ils croient intelligents ou drôles, mais que tu ne lis pas vraiment, et tes copines postent des photos. Et toi, tu regardes ces photos qui se ressemblent. Une maîtrise absolue du selfie. Une tenue parfaitement soignée. Le bras bien tendu. L’angle parfait. Le menton en avant. Le regard un peu vague. La bouche légèrement ourlée, mais pas trop. Quasiment les mêmes photos. L’arrière-plan qui change.
Les Alpes pour certaines, un lieu saint pour les autres. Une chapka en fourrure ou un foulard Hermès sur la tête. Une belle capacité d’adaptation… Mais la même finalité : s’exhiber sur les réseaux sociaux. Sordide réalité d’une époque où rien ne vaut d’être vécu si ce n’est pour être montré. Parce que oui, aujourd’hui il n’y a quasiment plus aucun intérêt à être dans un endroit sublime si on ne peut le mettre en image et en réseau. Et en cette fin d’hiver, la plupart de tes contacts sont soit au ski soit en pèlerinage. Et toi tu contemples, mitigée, cette surenchère d’images. Autant tu peux comprendre qu’on veuille exhiber ses bottes fourrées ou sa doudoune irisée à 1850 m d’altitude en payant un burger au prix du caviar. Tu ferais pareil. Le 21e siècle est aussi celui où la dépense doit être exhibée- mais les selfies en prière ! Tu as beau essayer de comprendre, tu n’y arrives pas ! Que l’on veuille prendre des photos pour immortaliser ce moment sacré et magique de la vie, ça te paraît normal, mais quand tu vois tes copines qui postent des photos à longueur de journée de leur pèlerinage tu te demandes un peu à quel moment elles prennent le temps de prier justement. Si même la foi est devenue un terrain fertile pour la chasse aux likes, c’est que cette époque est vraiment désolante.
À croire que ce bastion d’intimité qu’est la foi a lui aussi été jeté en pâture à l’exhibitionnisme et offert au voyeurisme. Tu trouves ça presque fascinant de voir que l’on a beau être totalement absorbée dans son recueillement, ou censée l’être, on trouve tout de même le moyen (et le temps) de se mettre en scène. C’est vrai que tu n’as aucune leçon à donner à qui que ce soit si ce n’est sur la bonne manière d’appliquer le fard à paupières. Mais à tes yeux, la religion, la foi, la prière, c’est sacré. C’est beau. C’est intime. C’est immense. Et s’il y a une chose dont tu es sûre, c’est que ça ne se mesure pas à coups de likes. Et puis, si dans un moment de dépassement de soi, on n’arrive pas à se séparer de son cordon ombilical de technologie, c’est tout de même assez étrange. Et à ta pote avec sa djellaba en cachemire qui fait la moue devant la stèle de lapidation de Satan, tu as un peu envie de dire que si elle n’est même pas capable de résister à la tentation du narcissisme égotique, c’est qu’à priori elle n’a pas dû saisir grand-chose du pourquoi du comment de cette fameuse lapidation