La prestation de Mustapha El Khalfi, ministre de la Communication, dans une émission de radio française, a déclenché une avalanche de commentaires et de réactions. Chacun y est allé de son couplet d’indignation, d’ironie, ou de défense du ministre PJD. Soudainement, on a découvert que le pays foisonnait de spin doctors prêts à prodiguer gracieusement des conseils à nos responsables politiques pour éviter l’affront et l’humiliation devant les journalistes étrangers. Après le pays des 35 millions de commentateurs sportifs, nous voici au temps des 35 millions de conseillers en communication. Un premier réflexe populiste et démagogique, mais recevable et légitime consisterait à dire « Et alors ? Est-ce que le ministre d’un pays, dont les langues officielles sont l’arabe et l’amazigh, doit s’exprimer dans un français parfait et irréprochable ? » Quand un responsable, américain ou chinois, bredouille quelques mots en français, on s’exclame de fascination et d’émerveillement, mais quand un homme politique marocain bafouille et trébuche dans la langue de Molière, on crie à la honte et au scandale. Car, au-delà des réponses maladroites et évasives de Mustapha El Khalfi à des questions précises et embarrassantes, cette polémique nous renseigne beaucoup plus sur nos rapports à la langue française et à sa place au Maroc.
La langue française est devenue un enjeu de pouvoir et de domination
Dans une célèbre formule, l’écrivain algérien Kateb Yacine disait que « le français est notre butin de guerre ». Mais comme tous les butins, cette richesse linguistique a été mal distribuée, profitant à certains plus qu’à d’autres. Après l’indépendance, la langue française est devenue un enjeu de pouvoir et de domination, un marqueur d’inégalité et un moyen de promotion ou de blocage social. Pendant des décennies, l’élite politique et économique était purement francophone : elle s’exprimait, réfléchissait et baignait dans cette langue. Le français était l’univers symbolique où tout se faisait et s’accomplissait. Des délibérations d’un conseil d’administration à la commande d’un dîner au restaurant, du débat intellectuel à la discussion galante, et de la note administrative au courrier personnel… la langue française servait de moyen, à cette élite, pour exprimer des idées complexes ou des échanges banals. La détérioration du niveau de l’enseignement public a participé à creuser les écarts, dans un pays où la maîtrise du français est un sésame pour accéder aux postes de responsabilité et d’encadrement. Cette situation a fini par alimenter les frustrations et les ressentiments envers cette langue et son utilisation. L’arrivée d’une nouvelle élite politique, incarnée par le PJD et portée par les élections, a rendu la question linguistique encore plus complexe et problématique. Issue généralement de l’école publique, cette nouvelle élite à un rapport différent avec la langue française. Une relation faite de rejet et de distance à l’égard d’une langue qu’on ne maîtrise pas totalement, mais aussi d’acceptation et de volonté de la dompter, car elle demeure encore l’idiome de l’économie et de la haute fonction. Une réalité linguistique, complexe et déroutante, qui explique les bourdes et les imprécisions des responsables islamistes quand ils s’expriment en français, mais aussi la hantise de l’élite moderniste et francophone de parler publiquement en arabe classique. Chacun préfère être clair dans la langue qu’il domine.