Ta vie en l'air. American dream

Par Fatym Layachi

Ce soir, tu es affalée sur le canapé de Zee, parée de ton pyjama le plus honteux. Tu es enveloppée dans un plaid en cachemire, histoire d’avoir l’impression que la vie est douce. Tu ne ressembles à rien. Zee non plus. Vous avez une dégaine que vous n’assumerez jamais en public. Vous ne faites pas semblant. Pour une fois vous n’en avez pas grand-chose à foutre de la bienséance. Il est 3h du mat’. Vous vous empiffrez. Des chips trop grasses à la glace aux noix de pecan, en passant par les frites dégoulinantes de ketchup et les Haribo aux couleurs psychédéliques. Une joyeuse anarchie alimentaire qui change des salades avec « sauce à part » que vous avez l’habitude de commander au resto. Et ce soir, même pas d’alcool. Pas de triche aujourd’hui ! C’est qu’il s’agit de votre grand moment de divertissement annuel : les Oscars. De belles robes. Des bijoux. Des mecs aux sourires aussi impec’ qu’un costume Tom Ford. Des filles qui ont l’air de ne jamais aller aux chiottes. Des larmes qui ne font pas couler le mascara. De l’émotion. Une note de provoc’ – c’est de bon ton. Un show tellement parfaitement réfléchi qu’il donne l’impression que réfléchir ne sert à rien. Que tout peut s’illuminer à grands coups de paillettes. Bref, tout ce que tu aimes. Et puis, surtout, ça te fait rêver.

Autour de toi, tellement peu de choses te font rêver. Et ce n’est même pas de ta faute. Tu as grandi comme ça. Dans le dénigrement de ta culture. Dans l’extase de tout ce qui vient d’ailleurs. Sans le moindre esprit critique. Et peu importe si cet ailleurs produit de l’absurde sans consistance. Tu as vu ta mère payer des sommes folles une décoratrice incompétente mais dont la seule qualité était d’être italienne. Tu as vu ton père commenter avec passion et précision les débats politiques de l’autre rive de la Méditerranée tout en étant absolument incapable de citer le nom de trois députés censés le représenter. Toi, du coup, quand il pleut à Paris, tu sors ton parapluie ici.  Et le plus étrange est que tu ne te sens même pas déconnectée. Tu as juste l’impression que la météo locale ne s’adresse pas à toi. Tu ne vas tout de même pas passer ta vie à culpabiliser pour ça. D’ailleurs ta situation est plus sordide qu’autre chose. Parce que quand on a le cul entre deux chaises, on a finalement surtout le cul par terre. Ce n’est même pas vraiment schizophrénique. C’est pathétique. Tu n’as aucune idée du montant du smig. Et si on te l’indiquait, tu penserais qu’il s’agit du prix d’une paire de chaussures ou d’un manteau en solde. Tu es indécente. Tu ne peux pas t’adapter à la réalité. Tu ne la connais pas. Tu sais que tu agaces et tu t’en fous. Et puis, de toute façon, qu’est-ce que tu y peux ? Tu devrais t’excuser ? Te révolter ? Partir ? Fuir ? Quelle idée ! Tu n’es pas faite pour être fugitive. Tu aimes les hôtels cinq étoiles et le room-service, toi. Les fugitifs n’ont pas droit au room-service.

Alors tu restes et tu vis en décalé. A bien y regarder, tu n’es pas décalée, tu es totalement close. Cela peut fasciner au premier regard. Mais ça finira par pourrir. Tu finiras par pourrir. Bouffée par tes propres vers que tu auras fabriqués en circuit fermé. En attendant, tu regardes les yeux écarquillés ce défilé d’étoiles. Tu trouves ça beau. Tu trouves magique cette usine à rêves. Tu as la tête qui tourne. Tu n’as pas bu. Tu rêves. Comme une gamine qui s’émerveille. Comme un adulte qui aurait encore de l’espoir. Tu as rêvé. Et tu as aimé ça. Et si tu pouvais, tu serais prête à recommencer tous les jours. Et l’espace d’un instant tu t’es même dit qu’il serait délicieux de savoir vivre de rêves et de Sidi Ali.