Zakaria Boualem et l'avortement clandestin

Par Réda Allali

 C’est un Zakaria Boualem particulièrement jovial qui vous accueille cette semaine. Il aimerait bien vous demander des nouvelles de votre santé, de votre maman et de votre travail mais nous n’avons pas trop le temps, il faut avancer à vive allure. La construction du Maroc Moderne est une œuvre colossale, la tâche est ardue, d’autant plus qu’elle comporte de nombreux tournants historiques à négocier avec soin. Il s’en présente un, justement, de tournant historique.

Rassurez-vous, il ne sera pas question ici de démocratisation ou de régionalisation, la seule idée d’aborder ce type de sujet épuise Zakaria Boualem. Non, il veut vous parler des avortements clandestins. Cette question a été propulsée soudain au-devant de la scène médiatique par un reportage français. C’est une véritable catastrophe. Des cas affreux, des victimes de viols contraintes d’absorber des décoctions douteuses ou de s’automutiler pour avorter, des femmes et des filles livrées à des charlatans, etc.

Le ministère de la Santé a aussitôt réagi. Il fallait aller vite pour faire cesser cette infamie. Ils ont donc suspendu le professeur qui avait parlé à la presse. La célérité de leur intervention pour faire taire ceux qui exposent les problèmes n’a d’égale que leur circonspection quand il s’agit de les régler. Il est d’ailleurs surprenant de constater que, chez nous, on peut faire à peu près tout ce qu’on veut à condition de ne pas le dire. Nous avons construit une société où l’acte n’est pas vraiment important, seul compte le verbe. Laisser des jeunes femmes se faire charcuter dans la misère et la crasse, ce n’est pas grave, mais le dire oui.

Ce reportage aurait pu être le départ d’un débat sur l’avortement. On aurait pu se poser des questions ensemble sur le cadre dans lequel il peut être pratiqué, faire intervenir des experts, des théologiens, regarder ce qui se fait ailleurs… Et, pourquoi pas, dans la foulée, mener une réflexion sur le cas des mères célibataires, par exemple… On aurait même pu demander à Zakaria Boualem ce qu’il pense de l’avortement. Mais c’est inutile, il ne fera même pas l’effort de se forger une opinion, parce qu’il sait très bien ce qui va se passer. Rien du tout. Il n’y aura aucun amendement de la loi, aucune réflexion globale, aucun débat.

Nous sommes englués dans un existant que nous appréhendons comme une fatalité. Nous n’avons pas la puissance de le changer. Nous traînons nos problèmes depuis tellement longtemps qu’ils ont fini par devenir des données. Ajoutez-y cette récente propension à débiter des discours moralisateurs qui ne tiennent nullement compte de la réalité et vous obtiendrez des drames comme celui de l’avortement clandestin.

Nous sommes un pays où les relations sexuelles en dehors du mariage sont prohibées. Pourtant, nos jeunes se divisent en deux catégories : ceux qui ont des relations sexuelles avant le mariage et ceux qui règlent des problèmes logistiques pour avoir des relations sexuelles avant le mariage. Ça, c’est la réalité.Demander par la loi qu’ils signent le fameux acte de nikah pour pouvoir goûter aux charmes de la chair, c’est très joli sur le papier, mais c’est juste impossible.

L’impossibilité est un détail. Ce qui compte, c’est que ce qui est écrit soit joli. Tout le reste, la réalité que la société a inventée pour gérer cette impossibilité, est elle aussi un détail. Le fait que cette réalité dépasse en obscénité la plus tordue des relations sexuelles illégitimes n’est pas important. La morale, écrite sur un papier, est inattaquable.

Voilà pourquoi Zakaria Boualem s’abstiendra finalement de toute réflexion sur un cadre acceptable pour l’avortement. Il ne se demandera pas où la vie débute, quelle est la valeur de la responsabilité, des choses comme ça… Ce genre de réflexions épuisantes qui sollicitent des muscles cérébraux que nous avons collectivement laissé s’atrophier.