Tu arrives à ce énième déjeuner de famille avec autant de motivation qu’un gosse de sixième obligé d’aller à la piscine un lundi matin glacial. Tu n’as aucune envie de discuter. Et en plus tu n’as pas faim. Tu es tombée par hasard et désœuvrement sur un documentaire sur les camps et tu es restée devant ta télé toute la matinée. Du coup non, tu n’as absolument pas faim. Quand tu refuses qu’on te serve ne serait-ce qu’un peu de salade, ta mère, parano et angoissée, s’inquiète. Elle a dû lire un quelconque article sur les anorexies sournoises. Tu lui expliques que, dans l’absolu, tu vas bien, que tu ne fais ni dépression saisonnière ni crise mystique mais que tu es hantée par des images d’Auschwitz. Que tu es retournée. Et que tu n’as pas faim donc. Logique. C’est là que son imbécile de copine mal liftée balance nonchalamment « ils en font trop ». Quatre petits mots lâchés entre une bouchée de nem aux crevettes et une gorgée de Chablis. Quatre petits mots aussi violents qu’innocents. Quatre petits mots qui te glacent. Le plus calmement du monde tu lui demandes si six millions de morts ce n’est pas assez.
Si ça ne lui fait ni chaud ni froid que six millions de personnes aient été exterminées, ce n’est pas tant qu’elle soit raciste, négationniste ou antisémite, c’est juste que son âme est moins profonde qu’un verre à shot. Choquée que tu puisses douter de sa compassion, elle se drape dans son empathie de circonstance et son pashmina vert pour dire que bien sûr c’est horrible, affreux, monstrueux. Qu’il n’y a pas de mots… Elle déballe alors tout son champ lexical de l’indignation et sa logorrhée de bonne conscience. Puis se met à digresser vers les autres horreurs du globe. Et vas-y qu’elle te bassine avec les pauvres enfants palestiniens sans même savoir où situer Tulkarem sur une carte. Assez vite la tablée est de son côté. L’empathie à géographie variable. Et l’incapacité de pleurer sincèrement sans tout mélanger. A cette belle brochette de pro-Palestiniens du clavier, tu suggères de respecter la mémoire de la Shoah aujourd’hui et tu les invites à chialer avec toi le jour de la commémoration de la Nakba. Silence. Aucune de ces belles consciences ne sait ce que c’est ni quand ça a lieu. Inexcusable à l’ère de Wikipédia et du savoir à portée de clic. Tu les regardes s’emporter. Ils poussent des cris d’orfraie contre les amalgames des Occidentaux mais font exactement la même chose ! Ça mélange tout ! Colonies. Intifada. Esplanade des mosquées. Islamophobie. Dieudonné. Jérusalem. Eric Zemmour. Deux poids deux mesures. Gaza. Et cet immonde « ils en font trop » qui revient. Tu ne tiens plus. Qui sont-ils? Le mot est lâché, ils, les juifs. Et voilà, tu es donc assise au milieu d’une belle bande de racistes polis. Parce que classifier les gens ce n’est ni plus ni moins que du racisme. Ton oncle, cynique, te dit que tu n’iras pas bien loin avec tes bons sentiments. Il n’a pas tort. Tu les connais les règles du jeu.
Les dés sont jetés par le FMI, le pétrole, la BCE, mais ça ne t’empêche pas d’avoir envie de jouer sincèrement. Si même l’enfer est pavé de bonnes intentions, on ne va pas te reprocher de vouloir en mettre un peu dans ce bas monde, des bonnes intentions. Tu es peut-être un peu conne et très naïve, mais tu trouves ça beau toi la tolérance, le respect, l’humanisme. Et te dire que la folie des hommes a pu fabriquer un système d’extermination aussi brillamment développé qu’abominablement exécuté, ça te terrifie. Et tu n’as pas envie de ne pas y penser, pour que justement ça n’arrive plus jamais. Mais, visiblement, parmi tes compatriotes, il y en a certains dont les idées sont encore plus étriquées que le plus indécent de tes strings La Perla. Et à ceux qui vont jusqu’à te donner la gerbe en glorifiant le Führer, tu as envie d’offrir quelques livres ou, pour les plus paresseux, juste un miroir, histoire de se rendre compte qu’ils n’ont vraiment rien d’aryen.