Ce soir tu sors. Jusque-là rien d’extraordinaire. Mais ce soir tu es invitée à un défilé de jeunes créateurs africains. Et ça tu adores. La perspective de dépenser de l’argent dans des fringues est sans doute une des choses qui te remontent le plus le moral. Tu arrives donc dans ce lieu où résonnent des bruits de percussion, tu fais les quelques bises d’usage et tu te retrouves assez vite face à l’organisateur de cette soirée qui, bien entendu, est ravi de vous voir, ton compte en banque et toi. Tu le félicites pour cette super initiative. Il te remercie pour ta présence. Bref, vous êtes polis, courtois et mondains. Tu lui poses quelques questions sur les stylistes et lui demandes quel est le créateur qui représente le Maroc. Il te répond qu’il n’y en a pas. « C’est un évènement africain. » Ça tu le sais. C’est écrit sur ton carton d’invitation. Tu répètes la question : « Et donc quel est le styliste qui représente le Maroc ? » Le type te répète sans broncher, limite en se disant que tu es sacrément chiante :
«Il n’y a pas de Marocain mademoiselle, c’est un évènement africain ». Ok. Tu ne connais peut-être pas grand-chose sur le cours de la Bourse mais tu as une once de logique. Tu en déduis donc que le Maroc a peut-être dérivé dans la nuit jusqu’en Scandinavie et tu avais tellement picolé la veille que tu ne t’en es pas rendu compte. Or, cette option n’est pas envisageable puisqu’en ce moment tu ne bois que des jus verdâtres qui sont censés te donner meilleure mine. Tu te dis donc qu’il se peut que tu n’aies vraiment aucune notion de géo. Mais ça non plus ce n’est pas possible. Vu le fric que tes parents ont dépensé du CP jusqu’au bac en divers cours de soutien, tu sais placer ton pays sur une carte. Par déduction, donc, il ne reste plus qu’une solution : le type en face de toi ne considère pas le Maroc comme un pays africain. Et tu crois bien qu’il n’est pas le seul. Il n’y a qu’à voir quand ta tante dit son fameux « iwa c’est pas pareil » avec un écœurant complexe de supériorité auquel s’ajoute une goutte de mépris de l’Autre, celui qui n’est pas pareil justement. Généralement, quand elle dit ça tu as envie de lui balancer à la figure qu’Africain n’est pas une couleur de peau. C’est un adjectif qui la qualifie, elle aussi. Qu’elle le veuille ou non. C’est un fait. C’est comme ça. Cela dit, en ce moment, elle est bien contente que son mari aille de plus en plus en Afrique pour le boulot. On le voit cet engouement un tantinet hypocrite. Il y a des affaires à faire et l’argent, lui, n’a pas d’odeur.
Par contre, de là à se sentir africain il y a un grand pas que le racisme latent ne saurait franchir. Parce qu’il faut bien le dire, on est raciste. Comment pourrait-on aimer l’autre vu qu’on ne s’aime pas soi-même ? On est prêt à tout pour essayer de ressembler à ce qu’on n’est pas. Et à bien y regarder, ce déni crée tout de même des situations assez absurdes, de la plus banale à la plus extrême. Ça va de ces nanas aux hanches pulpeuses qui s’évertuent à porter le même jean slim que Kate Moss et à qui tu as envie d’offrir un miroir pour leur dire que, non, elles n’ont pas un corps de brindille et qu’elles feraient mieux d’assumer leurs formes méditerranéennes. Mais ça va aussi jusqu’à ce permis de conduire qui a été calqué sur le modèle suédois. Le modèle suédois ! A aucun moment le mec en charge de ce projet n’a trouvé ça absurde ou incohérent. S’il veut imiter la Suède, pourquoi pas, mais qu’il commence par les routes ! En fait, ici ce n’est pas tant qu’on a le cul entre deux chaises. C’est qu’on ne trouve aucune chaise suffisamment bien. De là à nier totalement qui on est et sur quelle partie de la planète on se trouve, là aussi il n’y a qu’un pas. Mais celui-là, la stupidité le franchit aisément. Alors à force de se croire exceptionnel, on va finir par dériver. Mais ce n’est sûrement pas en Scandinavie qu’on va atterrir.