A contre-courant. Lorsque les femmes portaient des minijupes

Par Omar Saghi

Toute idéologie a sa mythologie. La laïcité militante n’y échappe pas. Dans sa constellation de légendes, le mythe central concerne les années 1960 et 1970, leur liberté de mœurs et de croyances, leur ouverture. La preuve et la bannière de cette période bénie ? La minijupe. Regardez les photos, en noir et blanc de préférence, voyez les films égyptiens (Abdelhalim Hafez dans Abi Fawqa  Chajara par exemple), prêtez l’oreille aux souvenirs de vos parents, de vos grands-parents, surtout les mères et les grands-mères.

La réalité qui ressort de ces indices multiples est celle d’un Maroc (et plus généralement d’un monde arabe) infiniment plus occidentalisé, en contraste absolu avec la réalité des années 1990 et 2000. Les rues, les plages, les cafés populaires étaient mixtes et souriants.  Ce constat n’est pas faux, et comme tout mythe, il cristallise une réalité, mais la transforme aussi et masque ses ressorts.

Deux critères en particulier, si vous les retenez, brisent ce récit linéaire, marqué par l’ouverture des années 1970 et la fermeture qui s’ensuit : le taux d’urbanisation et le taux d’alphabétisation. Le Maroc n’a franchi le seuil de 50% de lettrés que dans les années 1990, celui de 50% d’urbanisés dans les années 2000. Ces deux indicateurs sont cruciaux : à en croire Emmanuel Todd et d’autres démographes, il s’agit là de seuils fatidiques déterminant l’entrée dans des phases de transformation politique généralisée.

L’ouverture prétendue était réelle, mais limitée à une toute petite portion de la population. Le libéralisme culturel est entré en concurrence, partout, avec la massification de la vie publique. Ce phénomène commence en Europe et en Amérique du Nord, dès le XIXe siècle, puis se répand dans le reste du monde tout au long du XXe siècle. Il continue de le faire, de nos jours, en Afrique, en Inde, en Chine. Dans un premier temps, la généralisation de l’alphabétisation et l’urbanisation de masse s’accompagnent d’une attaque en règle contre le libéralisme des élites bourgeoises. Chaque nation, selon son héritage propre, va puiser dans son patrimoine pour justifier une revendication culturelle fermée, explicitement opposée aux élites bourgeoises et cosmopolites. Le nationalisme autoritaire en Europe, le maoïsme puis le néoconfucianisme en Chine, le panslavisme puis le stalinisme en Russie et en Europe de l’Est, voilà quelques exemples de ces idéologies qui associent réelle démocratisation (participation théorique de tous à la vie politique) et repli culturel. L’islamisme dans le monde arabo-musulman est une variante locale de cette massification de la vie publique. Les nouvelles couches urbanisées et alphabétisées refusent de se reconnaître dans la culture de leurs élites (et de leurs « femmes à minijupes ») et imposent leur propre marquage de l’espace public.

Qu’on arrête d’en appeler aux années 1960 et 1970 pour dire que le Maroc était plus ouvert et plus tolérant. Tout cela était vrai, mais pour moins de 10% de la population. Le reste trimait dans ses campagnes éloignées, où les débats jupe ou foulard, bilinguisme ou arabisation, religion ou laïcité, n’étaient pas seulement ridicules, mais tout simplement inaudibles.

L’enjeu pour le Maroc, et pour les autres pays arabo-musulmans, est de construire une autre société ouverte, de masse cette fois-ci. Pour que le bilinguisme, la sécularisation des valeurs, la féminisation de l’espace public… se déploient dans une société à 100% alphabétisée, et à 80 ou 90% urbanisée.