Tu en as un peu marre de revoir à chacune de tes sorties les mêmes têtes, de boire les mêmes cocktails pour finir dans les mêmes états vaseux. Du coup, pour élargir ton spectre social, tu as rejoint Zee et ses nouvelles collègues dans un salon de thé. La simple évocation du concept de « salon de thé » te révulse par principe. Mais tu as aussi décidé de réduire le champ de tes a priori dans ce vaste chantier qu’est la mutation de ton toi superficiel. Alors oui, tu te retrouves installée sur des canapés au velours faussement moelleux à commander des pâtisseries dont les noms un tantinet stupides sont censés te faire croire que tu es aussi élégante qu’une Marie-Antoinette en villégiature. Sauf que ta réalité fait nettement moins rêver. On te sert une « douceur aigre douce à la crème de vanille impériale » qui a plus à voir avec le pain aux raisins raté qu’avec quoi que ce soit d’autre. Et surtout, tu es entourée d’une brochette de nénettes qui ont récemment rejoint l’open space de Zee et par extension sa vie sociale. Et donc, toi.
C’est qu’elles viennent de rentrer à la mère patrie en espérant devenir au plus vite des mères au foyer comblées. Mais en attendant, elles passent par l’inévitable case working-girl. C’est qu’il faut montrer à l’univers (et surtout au potentiel futur mari) qu’elles ont fait de brillantes études, qu’elles sont indépendantes, qu’elles sont ambitieuses. Valeurs auxquelles, bien entendu, elles seront prêtes à renoncer une fois passée la fameuse bague au doigt. Fatalement, leur sujet de discussion du jour est cette quête du mari. Et bien évidemment cette quête n’a pas grand-chose à voir avec une chanson de Brel. De toute façon, de Brel, elles n’ont retenu que les perles de pluie et se demandent encore combien elles coûteraient en collier. Les bijoux, c’est tout de même ce qui se fait de mieux dans le registre des preuves d’amour. C’est concret. C’est durable. Ça brille. Et c’est quantifiable matériellement. Et le matériel, c’est exactement ce dont il est question dans cette discussion qui te donnerait envie de rajouter quelques gouttes de ciguë dans ton thé un peu fadasse. Cela dit, tu admets qu’il est bien plus facile de se projeter dans l’avenir et d’imaginer ses enfants grandir sans problème financier. Les soucis financiers sont sans aucun doute le premier motif de divorce, bien avant les troubles sexuels. L’épanouissement au lit n’est de toute évidence absolument pas indispensable au bonheur conjugal. Il y a les amants et les maîtresses pour ça. Envisager de se marier est un concept bien plus pratique. La jeune fille est encore suffisamment jeune pour ne pas trimballer trop de casseroles. Le jeune homme est déjà suffisamment âgé pour prétendre être en mesure d’assumer une famille. Les deux sont suffisamment bien nés pour éviter tout incident diplomatico-familial. Elle est assez jolie. Il est assez riche.
Le patrimoine génétique et financier est optimal, propice à la reproduction. Un véritable pari sur l’avenir sans la moindre prise de risque. Si ce n’est éventuellement de ne pas être très heureux. Mais qui veut encore être heureux quand on peut avoir tout le confort du monde ? Et puis, surtout, il faut faire des enfants. Tout le monde adore les enfants. Ça sent tellement bon un enfant. Et puis, aussi, tes nouvelles fausses copines et vraies chiantes ont pleinement conscience que l’heure tourne. Que c’est le moment d’en faire des enfants. Que la date de péremption approche. Leurs discussions sur l’amour et le mariage puent tellement que tu en arriverais à trouver une chanson d’Enrico Macias romantique. C’est dire ! Mais tu souris en les écoutant se promettre qu’elles s’inviteront mutuellement à leur mariage. Tu te demandes si être jeune c’est être désespéré à ce point quant à son avenir. Tu as compris qu’un jeune, c’est juste un vieux con qui attend son heure. Et toi, tu ne vieillis pas, tu te décomposes.