Servir l’Etat, s’opposer à l’Etat, ignorer ou se résigner à l’Etat… dans l’esprit de la plupart des Marocains, ces énoncés peuvent se reformuler ainsi : servir la monarchie, s’opposer à la monarchie… L’équivalence Etat-monarchie (et le nébuleux Makhzen, qui amalgame les deux) est profondément ancrée dans l’inconscient politique contemporain.
Or, un simple aperçu historique suffit à délier les deux concepts. L’Etat est beaucoup plus récent que la monarchie. Pas seulement au Maroc. La confusion des deux tient à l’histoire moderne, et particulièrement à l’histoire française, cet idéal de modernité politique. L’Etat, entité devenue totalisante, a d’abord prospéré comme un parasite fragile vivant sur le corps social. Au XVIIe siècle, en Europe occidentale, l’Etat moderne finit par s’imposer comme le bras séculier et le prolongement terrestre de la monarchie. Mais l’outil finit par dominer son maître. Louis XIV en convient, au soir de sa vie, en disant « l’Etat c’est moi ». Un siècle plus tard, la bourgeoisie française en tire la conclusion logique : si l’Etat et la monarchie sont synonymes, alors la monarchie est de trop.
La monarchie est un ensemble de traits spécifiques qui ne se trouvent pas dans l’Etat : le lien entre le politique et le métaphysique (le souverain pasteur de son peuple, garant de son salut), la relation personnelle entre le roi et ses sujets, la médiation des corps intermédiaires, le profond enracinement dans le corps social… L’Etat, par contre, émerge et prospère comme une machine abstraite, dominant un espace lissé (découpage administratif, cadastre urbain, frontières aveugles aux réalités culturelles), gérant et exploitant une masse homogénéisée de gré ou de force (par la destruction des élites locales, le service militaire, la concentration des populations par l’explosion urbaine et la centralisation politique…)
Burke, Tocqueville ou, dans un registre plus théologique, de Maistre ou Bonald, méditèrent l’aveuglement qui mena à la confusion monarchie-Etat d’abord, à la destruction de l’une au profit de l’autre ensuite, à la catastrophe générale qui en résulta enfin. Car ni les guerres de masse en Europe, ni les autoritarismes absurdes dans le monde arabe, ni la folie idéologique (nationaliste, communiste…) ne furent possibles sans l’Etat triomphant, c’est-à-dire libéré de sa source monarchique.
Au Maroc, cette confusion Etat-monarchie, on la doit, ironiquement, à l’un des plus grands souverains du pays. Hassan II salit la monarchie par l’usage qu’il fit de l’Etat : les répressions, enlèvements et tortures ont été faits par l’Etat et ses agents, et non par la monarchie qui n’a, traditionnellement, ni les moyens ni surtout l’idéologie pour légitimer de tels actes.
Cela fait aujourd’hui presque vingt ans que le Maroc essaye de panser les blessures psychologiques infligées par les abus du passé. L’une de ces blessures, la plus profonde, est celle-ci : la monarchie a été chargée des méfaits de l’Etat, Hassan II a discrédité la fonction monarchique par son comportement de dictateur.
A l’heure où l’Etat est remis en cause, comme machine ambiguë, le Maroc a la chance (potentielle) de disposer d’une monarchie. L’exemple britannique montre combien celle-ci peut être l’ultime garant des libertés face aux dérives étatiques, toujours possibles. A nous de procéder : 1. A la re-déconnection de la monarchie et de l’Etat. 2. A la fixation claire des prérogatives de l’une et de l’autre, à leurs responsabilités divergentes.