Dans un palais à Bagdad, un chevalier vient voir le sultan, dont il était proche et confident, pour implorer son aide. Visage livide et mains qui tremblent, il dit au souverain : « Majesté, je dois fuir loin de Bagdad. Ce matin, dans le marché de la ville, j’ai croisé une vieille femme qui m’a jeté un regard inquiétant et menaçant, et j’ai reconnu cette femme : c’est la mort qui est venue me chercher ». Le sultan fournit à son homme de confiance un cheval rapide et robuste pour fuir la mort et se cacher loin, très loin, à Samarra, ville à une centaine de kilomètres de Bagdad. Le jour même, le sultan descend au marché pour rencontrer cette femme dont le chevalier lui a parlé. Il la retrouve et lui demande : « Pourquoi tu as regardé de travers et menacé l’un de mes hommes ? ». La femme, qui n’était autre que la mort incarnée en forme humaine, lui répond : « Je ne l’ai pas menacé, j’étais juste étonnée de le voir aujourd’hui à Bagdad, tandis que, normalement, j’ai rendez-vous avec lui ce soir…à Samarra ». Ce conte oriental, repris par l’écrivain anglais Somerset Maugham dans sa nouvelle Appointment in Samarra, pourrait être la métaphore de la disparition tragique de Abdellah Baha. Les circonstances du décès de l’ancien ministre d’Etat, à quelques mètres de l’endroit où le député de gauche Ahmed Zaïdi a péri un mois auparavant, laissent méditatif sur cette mort subite qui a frappé deux figures de la vie politique marocaine.
Mais au-delà de ces considérations sur la mort et ses sentiers imprévisibles et impénétrables, il y a un élément d’ordre politique qu’il faut observer. Les funérailles de Zaïdi et Baha ont été des moments solennels, où ministres, officiels, militants de partis et simples citoyens par milliers se sont retrouvés pour rendre un hommage à deux hommes connus pour leur intégrité et leur long engagement dans la vie politique. Il est évident que les conditions malheureuses du décès du dirigeant islamiste et du député socialiste ont exacerbé les émotions et ajouté un aspect dramatique aux obsèques, mais les qualités personnelles et morales des deux personnages y ont également contribué. Ces funérailles sont porteuses d’enseignements. C’est ainsi que l’on peut affirmer que malgré leur désintérêt pour la chose publique et leur désamour envers leurs élites, les Marocains savent distinguer la bonne graine politique de l’ivraie politicienne. Les foules qui ont marché derrière les cercueils de Zaïdi à Bouznika et Baha à Rabat témoignent du respect dont jouissaient les deux hommes, et qui dépassait le cercle des membres de leurs partis. Un hommage posthume à deux hommes de qualité et de vertu.