En 2000, le Maroc comptait 30 000 mosquées environ pour 30 millions d’habitants. Il en compterait aujourd’hui 50 000 pour 35 millions d’habitants. En quinze ans, nous sommes passés d’un ratio d’une mosquée pour 1000 à une mosquée pour 700 personnes. Faut-il s’en féliciter ? Tout dépend du rôle qu’on attend d’un lieu de culte, et de la signification de cette multiplication.
Le Maroc n’était pas sous-équipé en lieux de prière, hormis quelques zones rurales (la mosquée étant, dans les plus petits bourgs comme dans les grandes villes, un équipement collectif traditionnel). Il manquait et manque toujours plus d’écoles primaires, d’hôpitaux et de bibliothèques que de mosquées.
Mais cette analyse élude l’essentiel. En effet, le rôle d’une mosquée n’est pas uniquement biopolitique (materner, nourrir, soigner…). Dans la civilisation islamique, la mosquée a toujours été au centre d’un complexe plus vaste, aux dimensions multiples : éducative, commerciale, sociale… Mais au fur et à mesure que l’Etat moderne a étendu ses tentacules, l’aire sociale de la mosquée s’est repliée sur une fonction purement religieuse.
Or, la multiplication des mosquées lors des dix dernières années est due, en très grande partie, à des donateurs privés. Construire une mosquée, c’est marquer un territoire social. Un signe qui ne trompe pas : ces nouvelles mosquées sont souvent désignées non pas par leur nom officiel, mais par celui de leur riche constructeur. « On va prier dans la mosquée d’untel » est une formule qu’on entend dans toutes les villes marocaines.
L’évergétisme est un terme compliqué pour une réalité simple et quotidienne : les dons privés destinés à fournir un service public. Au Maroc, depuis une dizaine d’années, il prend une forme essentiellement religieuse : distribution de nourriture au ramadan ou après la prière du vendredi, construction de mosquées, bêtes offertes pour l’immolation de l’Aïd, Haj payé aux employés… Ce genre d’activité vise un double objectif : faire œuvre pie, d’une part, et de l’autre se positionner comme personnalité de premier plan dans sa communauté. Bref, l’évergétisme est une espèce de mécénat social. Fonder des écoles gratuites et d’excellence, offrir des bourses aux plus méritants, construire des bibliothèques ? Trop peu pour l’ihsane contemporain.
Cet évergétisme religieux est un phénomène dominant dans le monde arabo-musulman depuis les années 1970. Il est inédit. Les riches « mouhsinine » d’hier construisaient des ponts (voire le très beau roman d’Ivo Andric, Un Pont sur la Drina, sur ce pont construit par un vizir ottoman originaire de Bosnie), des écoles et des universités (et la première d’entre elles, la Qaraouiyine, par Fatima Al Fihriya), des hospices, des fontaines… On continue de le faire, mais dans des proportions minimes. L’évergétisme est aujourd’hui massivement religieux. Comme si, face à l’Etat « importé » de type occidental, chargé désormais d’équiper le pays, le prélèvement fiscal ou la rente pétrolière aidant, le bienfaiteur social s’était replié sur le religieux.
Face au pire du désœuvrement postindustriel (télé-poubelle et malls commerciaux), la fréquentation de la mosquée peut être un acquis culturel fort, si elle est repensée dans sa globalité : associer la piété à la culture livresque, le sermon moral du vendredi à un espace de débat ouvert, et remettre la mosquée au cœur d’un espace public libéral. L’alphabétisation via les mosquées avait ouvert quelques pistes…