A contre-courant. Mettre la monarchie en équation

Par Omar Saghi

Les Marocains ont un problème avec la monarchie. Ils vivent, consciemment ou à leur insu, dans une culture monarchique. La royauté, ils la respirent, s’en nourrissent, l’habitent et en rêvent. Elle s’insinue dans leurs manières, leur langage, leurs dégoûts et leurs inclinations. Pourtant, ils ne peuvent l’envisager hors l’éloge ou l’invective. On ne compte plus les livres qui glorifient la glorieuse dynastie, on ne dénombre plus les livres qui la flétrissent. Comme si notre approche était fatalement soumise à une vision bicolore entre les panégyriques de médias aux ordres, et les satires suramplifiées des bestsellers antimonarchiques à la petite semaine.

 La monarchie marocaine mérite pourtant l’étude. Son existence, en plein IIIe millénaire, est exceptionnelle et miraculeuse. Exceptionnelle. A l’échelle mondiale, les « vraies » monarchies se comptent sur les doigts d’une seule main. « Vraies », autrement dit datant d’avant les recompositions artificielles auxquelles procède l’ordre mondial depuis deux siècles. La majorité des monarchies européennes sont des créations postnapoléoniennes, décidées lors du congrès de Vienne, en 1815, imposées par le haut, sur des peuples rétifs ou résignés. La monarchie espagnole est une restauration, fruit d’un fragile compromis post-dictature fasciste. En Europe, seuls la Grande-Bretagne et… le Vatican sont de réelles monarchies d’Ancien Régime. En Asie, seuls la Thaïlande et le Japon ont réussi à traverser les turbulences historiques, les autres (sultanats de Malaisie, Brunei, Bhoutan, Cambodge…) n’étant plus que des reliquats folkloriques.

Miraculeuse. A l’échelle arabo-islamique, le Maroc est l’unique monarchie en vérité. Les dynasties du Golfe sont des structures familiales encore mal dégagées du clan. Le pouvoir s’y distribue dans la parentèle mâle d’une manière rhizomique, dans toutes les directions. La Jordanie est une création artificielle, de bout en bout : Churchill se vantait d’avoir inventé ce royaume au début des années 1920, en prenant son café devant les pyramides du Caire.

Ce « miracle » marocain n’est pas que statistique, il est aussi structurel : l’association du chérifisme et de l’islam malékite fait du système politique marocain un produit historique rare et délicat à manier. Que faire de cette exception miraculeuse ? L’admiration, comme la dénonciation, sont de peu d’utilité, quand il s’agit d’évaluer, avec lucidité et distance, le devenir historique du Maroc. On prête à Hassan II le fameux « ne pas mettre la monarchie en équation ». Oui, peut-être, dans un contexte culturel traditionnel, quand un savoir implicite existait, commun à tous les Marocains, lettrés comme analphabètes, urbains comme ruraux, concernant la monarchie, sa place, son importance, sa valeur dans l’espace public. Le monarchisme marocain était acquis, et tacite, indiscutable car impalpable, composant l’air qu’on respirait. Mais aujourd’hui ? L’école est passée par là, et les médias internationaux, et les migrations, et les comparaisons avec les autres systèmes… L’idéologie politique marocaine était implicite, « naturelle ». Elle ne l’est plus. Nous n’avons ni le vocabulaire, ni la grammaire, ni la syntaxe qui puissent convenir au langage politique mondial. Il nous faut mettre la monarchie en équation, c’est-à-dire la penser, la définir, l’aborder d’une façon renouvelée, pour qu’elle redevienne ce qu’elle a été pendant plus de mille ans : le patrimoine commun de tous les Marocains.