Onze ans après la proclamation de la victoire américaine en Irak, voici donc de nouveau une coalition internationale qui se dessine pour contrecarrer les plans d’Abou Bakr Al Baghdadi, calife et commandeur des croyants autoproclamé. Depuis plusieurs mois, l’Etat islamique qu’il a décrété contrôle un vaste territoire qui va d’Alep, dans le nord de la Syrie, à Fallouja, à une soixantaine de kilomètres de Bagdad. En trois ans, cette région du monde, qui s’apprête à affronter la troisième coalition internationale en moins de 25 ans, a sombré dans un chaos nouveau. Ici, les Etats nés sur les décombres de l’Empire ottoman, au lendemain de la Première guerre mondiale, et sur ceux des empires coloniaux britannique et français au lendemain de la Seconde guerre mondiale, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes : la guerre civile a ravagé la Syrie, nouvel épicentre du jihad mondial ; depuis 2013, l’Irak subit quant à lui la révolte des tribus sunnites contre le pouvoir chiite incarné par le Premier ministre Nouri Al Maliki. Le délitement de l’Etat central en Syrie et en Irak, qui est allé de pair avec le désengagement souhaité des Etats-Unis au Moyen-Orient, a bien évidemment favorisé l’émergence du nouvel acteur régional, voire mondial, qu’est l’Etat islamique en Irak et au Levant, rebaptisé Etat islamique.
Faut-il vraiment avoir peur de l’Etat islamique ou n’est-il qu’un tigre de papier instrumentalisé par une obscure puissance mondiale ou régionale ? Les adeptes des théories du complot ont ici toute la matière pour dénoncer l’hypocrisie diplomatique internationale. Dans cette optique, tous les Etats de la région, ainsi que les puissances occidentales, sont coupables de duplicité. La France et la Grande-Bretagne pour avoir signé les accords secrets de Sykes-Picot en 1916, qui ont esquissé les contours d’une nouvelle carte du Moyen-Orient, celle-là même qui est aujourd’hui en train d’être redessinée ; les Etats-Unis pour avoir joué aux apprentis sorciers avec Al Qaïda et leur intervention en Irak ; la Turquie, l’Arabie Saoudite ou le Qatar pour avoir voulu influencer les populations sunnites d’Irak et de Syrie dont l’Etat islamique est l’émanation ; l’Iran pour avoir instrumentalisé le pouvoir pro-chiite de Nouri Al Maliki, etc.
Pour preuve de la mauvaise volonté générale, on s’interroge sur la nature de la coalition qui s’apprête à fondre sur l’Etat islamique. En est-elle vraiment une ? Y aura-t-il seulement des troupes au sol ? N’est-on pas plutôt en train d’assister au morcellement de l’aire géographique naguère constituée par l’Empire musulman, alors même que, paradoxalement, le califat, ce rêve d’un pouvoir unitaire sur la Oumma islamique, a de nouveau été proclamé après 90 ans d’absence ? Car la question posée est celle de la dangerosité et de la viabilité de l’Etat islamique : parviendra-t-il à s’imposer durablement comme un acteur étatique ? La réponse risque malheureusement d’être douloureuse : sans doute la future coalition internationale parviendra-t-elle à contenir l’expansion de l’Etat islamique, mais il y a peu de chance qu’elle parvienne à le déraciner des territoires où il est déjà solidement implanté, sauf à compter sur une intervention terrestre d’envergure à laquelle personne ne semble prêt. Le risque est pourtant là : Al Baghdadi a lancé l’appel à la « hijra » de tous les musulmans du monde vers le nouveau foyer de l’islam resplendissant, l’Irak et le Cham, Eldorado désormais de la justice manichéenne et expéditive. Combien de nos jeunes répondront à l’appel ? Personne ne semble avoir la réponse, et c’est bien cela qui fait peur.