Tu as un peu le blues. La reprise du boulot, la fin des vacances, les questions existentielles, la rentrée quoi ! Et puis cette si longue absence t’a fait commettre quelques impairs de bienséance. Tu as pris du retard sur certaines de tes politesses sociales. Tu as de jeunes mariés à féliciter, une veuve à qui présenter tes condoléances, une tante vexée chez qui tu vas devoir manger un couscous. Et sans doute un petit paquet d’excuses à présenter. Entre des mails que tu as laissés sans réponse et des invitations que tu n’as pas honorées. Bref, c’est ton cirque quotidien qui reprend avec son lot d’obligations et sa dose non négligeable d’hypocrisie. Parce qu’il faut bien le reconnaître, l’hypocrisie, ça finit par te rattraper. Même si tu ne veux pas, tu vas te retrouver à faire des sourires de circonstance.
Et pour ne rien arranger, il y a aussi l’état un peu suffocant de ton compte en banque que tu as pas mal fait transpirer tout l’été. La simple idée de faire des économies t’angoisse. Un peu comme quand tu te dis qu’il faudrait penser à arrêter de fumer et que tu allumes une clope compulsivement, presque par réflexe. Du coup, tu vas faire exactement comme d’habitude : tu vas dépenser. Comme une autruche qui mettrait sa tête sous terre, toi, pour ne rien affronter, tu te réfugies dans ce que tu maîtrises le mieux, dans ce qui te rassure : le luxe. Ou du moins l’apparence du luxe, ce qui se voit, ce qui brille, ce qui coûte. Du coup, tu vas déjeuner dans un de ces lieux aux noms qui viennent d’ailleurs. Une de ces adresses chics qui cartonnent dans les capitales européennes et qui te font rêver, une adresse estampillée chic universel donc. Certes, le type qui a ouvert ça n’est pas super-créatif, il s’est contenté d’acheter une franchise, mais bon, après tout pourquoi pas ? Si ça marche ailleurs, ça peut être une garantie de qualité. Sauf qu’ailleurs, c’est le raffinement, l’élégance, le service impeccable qui justifient un prix exorbitant. Ici c’est l’inverse. Il suffit de vendre un café au prix du budget viande hebdomadaire d’un smigard pour s’ériger en endroit ultra-classe. Et tant pis si la carte contient une faute d’orthographe tous les trois mots. Tu choisis un plat au nom tellement subtil qu’il en est incompréhensible. D’ailleurs le serveur n’a pas l’air de comprendre de quoi il pourrait s’agir. Tu finis par lui montrer sur la carte le mystérieux objet de ton désir gustatif. Il a l’air de découvrir le menu et te dit qu’il va appeler la responsable. Par responsable, il veut parler de cette jeune femme qui a l’air aussi dépressive que vulgaire et qui mâche un chewing-gum avec autant de finesse qu’une vache affamée perchée sur talons moches.
Tu te dis que quand on dépense autant en déco qui se veut design on pourrait faire un petit effort niveau ressources humaines. Histoire d’être un tantinet cohérent. Mais bon, la cohérence ça ne doit pas être une priorité. Ton mille-feuille aux saveurs exotiques n’existe plus. Tu te rabats sur un burger au nom aussi alléchant qu’un mauvais poème mais au prix qui ferait croire que les frites sont patinées à la feuille d’or. Au final, il est comme prévu, décevant. Et en prime, tu as les doigts aussi gras que si tu avais mangé des briouate. La sensation d’avoir bien mangé en moins ! Tu vas te laver les mains. Les toilettes puent, une poignée est cassée mais au moins il y a un sèche-mains aérodynamique. Et ça a l’air de suffire pour faire croire au luxe. Un semblant de design un peu cheap, une note de fausse modernité. Et s’il n’y a rien qui suit, tant pis. L’efficacité de ce déjeuner sur ton moral est aussi frelatée que la revendication de l’appartenance à une franchise par ce boui-boui. Alors tu es rassurée. Pour tes obligations sociales en retard, il suffira de peu pour que les gens soient contentés. Finalement, toi aussi tu es un peu franchisée.