C’est bien connu, « le trône des sultans alaouites est sur la selle de leurs chevaux ». Cette citation attribuée à Hassan II est censée illustrer le mode de gestion du pays par les différents souverains marocains depuis maintenant douze siècles. Et assez paradoxalement, ce bon mot semble donner raison aux historiens français du Protectorat qui, lorsqu’ils ont débarqué en terre chérifienne, ont tôt fait de décrire des structures de pouvoir archaïques, loin de correspondre aux critères des Etats modernes européens. Selon cette version, le pouvoir des Alaouites s’est toujours exercé sur un territoire et une population à géométrie variable, en fonction des rapports de force entre blad siba, espace des tribus dissidentes, et blad el makhzen, constitué des fiefs du sultan et des tribus fidèles. Dans cette logique, si les sultans marocains sont à ce point réputés nomades, c’est pour faire taire les dissidences, mater les révoltes et rappeler aux tribus récalcitrantes la préséance chérifienne du Commandeur des croyants. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des sultans réputés les plus mobiles n’est autre que Hassan Ier, grand mateur de séditions, celui dont la mort en 1894 précipitera le Maroc dans les griffes de l’impérialisme européen.
Mais l’ironie de cette citation hassanienne est qu’elle n’aura finalement été que très partiellement appliquée par le défunt roi. Ne se souvient-on pas de régions entières oubliées, voire boycottées par Hassan II pendant plusieurs décennies ? Le Rif et l’Oriental, réputés frondeurs et indomptables, n’en firent-ils pas partie ? C’est au contraire Mohammed VI qui a prêté vie et donné tout son sens au bon mot de Hassan II. Plus encore, jamais au cours de ce règne, la mobilité du souverain n’aura autant été mise en scène qu’en ce moment. Il y a quelques années, l’omniprésence royale dans les médias et sur le terrain était souvent contrebalancée par de longues périodes de vacances royales où le pays restait sans nouvelles de son souverain, entretenant ainsi les rumeurs les plus diverses, allant de l’inquiétude sur son état de santé à la glose sur son train de vie de vacancier un peu spécial. Mais ces moments de flou politique sont désormais remisés au placard.
A l’heure de l’hyper-communication, tous les déplacements royaux, même privés, ont désormais une résonance qui dépasse largement le cadre régional. La machine du bouche à oreille traditionnel qui accompagne chaque villégiature royale a été perfectionnée. Il ne s’agit plus seulement de ces agréments (grimate), distribués comme on sème des promesses ou comme on achète des fidèles. Il ne s’agit plus seulement de récompenser l’heureux chanceux qui a croisé le chemin royal. Une méthode qui fait certes toujours ses preuves et contribue à augmenter l’aura du souverain parmi ses sujets… même si, au passage, la règle de droit est largement écornée.
Désormais, grâce aux réseaux sociaux, de selfies en photos décontractées, la « coolitude » royale est démultipliée. Les clichés du roi, pris par des anonymes lors de ses déplacements privés, fleurissent sur le Net, nous montrant un roi très loin de l’image figée et protocolaire qu’il projette dans sa communication officielle. Ainsi, cet été, entre bribes de vie privée savamment distillées et déplacements professionnels habilement couverts, Mohammed VI a encore une fois occupé le devant de la scène : du Nord à l’Oriental, en passant par Casablanca et Paris, le souverain laisse accroire l’idée que, bien plus que sur la selle de leurs chevaux, le trône des Alaouites est désormais dans le cœur de leurs sujets. Et n’est-ce pas là le capital immatériel le plus précieux ?