Suite aux émeutes racistes du vendredi 29 août à Tanger, dans le quartier d’Al Irfane, mieux connu sous le pseudonyme de Boukhalef, et à l’assassinat du ressortissant sénégalais Charles Paul Alphonse Ndour qui a été égorgé comme une bête, des dizaines de migrants exaspérés ont manifesté dans les rues.
Les autorités de la ville, qui avaient déjà brillé par leur manquement à leur devoir en laissant depuis plusieurs mois un groupe de voyous armés se balader dans le quartier et terroriser les personnes noires de peau avant de commettre l’irréparable, ont préféré réprimer les manifestants en procédant à plusieurs arrestations au faciès. Au moins vingt-six personnes originaires de différents pays d’Afrique noire ont été poursuivies pour « participation à une manifestation non déclarée », même si certains d’entre elles affirment avoir été arrêtées alors qu’elles sortaient de la mosquée…
Les migrants ont été condamnées en moins de 48h, et surtout, durant le week-end et sans la possibilité de se défendre
Elles ont été condamnées en moins de 48h, et surtout, durant le week-end et sans la possibilité de se défendre, à un mois de détention avec sursis ainsi qu’à une amende de 1 000 dirhams chacune, avant d’être déportées manu militari de Tanger vers Casablanca afin d’être expulsées un jour plus tard du Maroc.
Pourtant, beaucoup d’entre elles étaient des témoins des événements, et à moins qu’on ne veuille cacher quelque chose, il ne fallait pas les expulser. De plus, il y avait dans cette rafle que l’on peut qualifier, si ce n’est de raciste, au moins d’arbitraire. Parmi les personnes expulsées certaines étaient en situation régulière, ayant pour la plupart leur famille vivant à Tanger, ainsi qu’un mineur.
Mais surtout, comme le stipule la loi marocaine, elles avaient droit à être représentées par un avocat, à ce qu’un traducteur assermenté et indépendant leur traduise le jugement, à être déférées devant un juge des libertés seul à même de prolonger ou pas la détention et à un délai de dix jours minimum pour interjeter recours devant le tribunal de première instance de Tanger.
Serait-ce la preuve que nous n’avons pas tellement avancé depuis 2011 ?
Bref, elles avaient droit à la justice, droit dont visiblement elles n’ont pas pu bénéficier. Les fonctionnaires payés par nos impôts qui ont pris cette décision arbitraire et contraire à tous les engagements du Maroc ont non seulement abusé de leur pouvoir et violé sans vergogne la loi marocaine, mais comme l’affaire résonne en Afrique et en Europe, ils mettent le pays dans l’embarras. Serait-ce la preuve que nous n’avons pas tellement avancé depuis 2011 ? Ou bien plutôt celle de l’incompétence d’une partie des hauts fonctionnaires de l’État qui, face à une situation qu’ils ne maîtrisent pas ou ne comprennent pas, préfèrent les vieilles recettes sécuritaires ?
Dans tous les cas, cet horrible meurtre raciste, la réaction de la police de Tanger ainsi que la gestion désastreuse des autorités locales et du gouvernement viennent ternir, en seulement quelques jours, un an d’effort de l’État marocain et de la société civile ! En effet, nous sommes à une semaine de l’anniversaire du communiqué du cabinet royal du 10 septembre 2013 appelant à une nouvelle politique migratoire, laquelle, selon le chef de l’État, « (…) s’inscrit dans le cadre de la tradition profonde d’accueil du royaume, illustre l’implication constante du souverain en faveur de la protection des droits de l’Homme, conformément aux dispositions constitutionnelles, aux exigences de l’État de droit, et en accord avec les engagements internationaux du Maroc. »
Pour le sociologue que je suis, ce pays est une source inépuisable d’énigmes et de mystères : alors que tout se passait bien, qu’il y avait un dialogue exemplaire entre la société civile et l’État œuvrant pour être à la hauteur de cette ambition, comment a-t-on pu en si peu de temps laisser pourrir une situation à ce point et mettre à mal un processus qui commençait à être pris comme exemple un peu partout dans le monde ?
Ce qui est inquiétant ici c’est que la rapidité de l’expulsion et l’amateurisme dans la communication de crise du gouvernement
Ce qui est inquiétant ici c’est que la rapidité de l’expulsion et l’amateurisme dans la communication de crise du gouvernement, qui affirme que la justice a été respectée, pourraient presque faire croire que c’est du sabotage volontaire ! Savent-ils au moins que dans le Maroc nouveau que nous construisons ensemble leurs actions sont regardées de près, non seulement par les Marocains qui connaissent de mieux en mieux leurs droits, mais aussi dans ce cas précis par les citoyens des pays africains dont les ressortissants ont été violentés ; et peut-être même, en ces temps de globalisation, par le monde entier .
Face à une telle faillite, on pourrait être tenté par la paranoïa en se posant des questions dignes des adeptes des théories du complot. Veut-on gâcher nos excellentes relations avec le Sénégal en ne traitant pas sérieusement les affaires d’assassinats de leurs ressortissants sur notre sol ? Ou encore, cette précipitation était-elle la volonté de couvrir quelque chose de plus dérangeant ? Car il y a bien dans le quartier d’Al Irfane quelque chose de pourri.
En effet, cela fait longtemps que la société civile tirait la sonnette d’alarme après les nombreuses émeutes racistes, les agressions — parfois avec blessures à l’arme blanche — et les menaces de mort dont étaient victimes quotidiennement les migrants originaires des pays frères d’Afrique noire et les rares militants marocains et européens qui leurs viennent en aide.
Après tous ces signes avant coureurs le gouvernement aurait dû enquêter sereinement et envoyer des médiateurs pour désamorcer la situation
Rappelons nous de la mort du jeune Moussa Seck, poussé du haut du 3e étage d’un immeuble et décédé le 10 octobre 2013. Rappelons-nous de la manifestation xénophobe qui a suivi. Rappelons-nous de la création d’une milice se faisant appeler « le syndicat des racistes ». Cela fait beaucoup de sang et de larmes pour un seul quartier en moins d’un an… Après tous ces signes avant-coureurs le gouvernement aurait dû enquêter sereinement et envoyer des médiateurs pour désamorcer la situation. En interne, le ministère de l’Intérieur aurait dû enquêter sur les raisons d’un tel laxisme et rappeler à l’ordre les fonctionnaires locaux qui ont laissé agir cette milice. Mais on n’a pas écouté les donneurs d’alerte et on a laissé se développer la pourriture.
Ceux qui comme moi ont mené des recherches savaient pourtant depuis longtemps que des mafieux s’appropriaient illégalement les logements laissés vacants par les Marocains vivant à l’étranger pour les louer aux migrants sans-papiers. La tactique était rodée : comme souvent ces derniers partaient au début de l’été avant le retour des propriétaires pour tenter de passer en Europe, l’escroquerie pouvait continuer sans trop de heurts. Au pire, les escrocs disparaissaient les poches remplies de dirhams, laissant les propriétaires dans le désarroi face à des locataires impuissants et dans l’incapacité de se défendre.
Avec le changement de politique, non seulement ces migrants se régularisaient et s’installaient de plus en plus nombreux mais surtout commençaient à se défendre. Tout cela a produit de terribles rancœurs et un sentiment de méfiance vis-à-vis des migrants. Est-ce que ces marchands de sommeil et ces promoteurs immobiliers véreux, voyant la situation leur échapper, ont profité de la situation en alimentant ces rancœurs afin de masquer leurs délits dernière un écran de fumée ? De tels faits se sont déjà produits ailleurs dans le monde. Si cette hypothèse se vérifie, y a-t-il eu alors des complicités au sein des autorités locales ?
Les jeunes meurtriers ont-ils été instrumentalisés, voire même payés ?
Si nous pouvons légitimement douter qu’un commerce illégal d’une telle ampleur était inconnu, seule une véritable investigation apporterait les preuves d’une telle complicité. En tant que sociologue, ce n’est pas ma mission. Je retiens par contre que les exactions ont commencé au moment même du changement de politique, en octobre 2013.
Si le but avoué de certains habitants englués dans leur xénophobie était de « chasser les migrants noirs » du quartier, y avait-il derrière tout cela une tentative de manipulation ? Les jeunes meurtriers ont-ils été instrumentalisés, voire même payés ? Le témoignage d’Aïcha Gueye décrit comment le commando est entré dans l’appartement où se trouvait Charles Ndour et d’autres personnes apeurées, comment il les a séparés méthodiquement pour finir par isoler le malheureux avant de l’égorger froidement, ce qui est très troublant.
Maintenant que cette immonde pourriture nous explose en pleine figure et que, comme si cela ne suffisait pas, la déflagration se faisant ressentir par-delà nos frontières ternit l’image de notre pays, il faut que nous fassions preuve de maturité. Arrêtons de nous mentir. Oui il y a des racistes au Maroc et ils s’organisent de plus en plus.
Nous devons leur résister, en commençant peut être par faire voter le projet de loi condamnant les actes et propos racistes. Oui, il y a d’affreuses personnes qui, jusqu’au sein de l’État, parasitent notre volonté collective de changement démocratique pacifique et de stabilité. Nous devons leur rappeler que nous aussi nous les observons et que ce pays ne leur appartient pas !
Si les événements de Boukhalef feront date, c’est que comme ce drame est peut-être le résultat d’une alliance objective entre des racistes, des rétrogrades, des escrocs, des petits potentats locaux et des corrompus qui freinent les avancées de notre pays, nous ne pouvons plus faire comme si notre processus de démocratisation n’était pas en danger.
Pour Charles, pour tous les migrants morts assassinés et pour tous ceux qui ont été humiliés, il faut que nous nous levions et crions ensemble « plus jamais ! ». Et si vous ne le faites pas pour eux, faites-le au moins pour vous et pour votre pays, car il y a deux principes sociologiques avec lesquels je tiens à finir.
Premièrement, si on juge une société sur la manière dont elle traite les plus faibles, c’est parce que l’arbitraire qui touche les uns finit toujours par toucher les autres.
Deuxièmement, la lutte des catégories subalternes pour obtenir l’égalité des droits, puis l’égalité dite réelle s’inscrit dans un processus à dimension universaliste où l’avancée des uns profite toujours à l’ensemble de la société. Si nous ne respectons pas mieux les droits des migrants et laissons le racisme s’installer, il n’y aura pas de démocratie possible dans ce pays.
Mehdi Alioua, enseignant-chercheur, sociologue à l’UIR Sciences-Po Rabat et président du Gadem (Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des migrants).