A contre-courant. La « rue arabe  » émigre

Par Omar Saghi

L’agression israélienne, de moins en moins justifiable, quels que soient les critères retenus, déclenche une vaste réaction de la communauté civile mondiale. Manifestations de protestation et appels au boycott se succèdent. Une exception : en France, plusieurs manifestations ont dégénéré en émeutes ouvertes, avec attaque de synagogues et agression de citoyens juifs. La crainte d’une importation de la crise israélo-palestinienne en France n’est plus un fantasme. En voici les ressorts : la France est le seul pays au monde (avec la Palestine-Israël justement) à faire cohabiter massivement arabes et juifs. La communauté juive française est la plus importante d’Europe, quasiment la seule même. Ce qu’étaient l’Allemagne ou la Pologne pour le judaïsme européen (ce qu’elles ne sont plus), la France l’est devenue aujourd’hui. La communauté arabe française (en réalité massivement berbéro-maghrébine) est la première hors du Maghreb. Plusieurs millions de Français musulmans sont originaires des trois pays du Maghreb. A ce noyau s’ajoutent aujourd’hui, par continuité culturelle, les communautés turque, égyptienne et subsaharienne.

Voilà qui rend la situation française périlleuse, et ironique, de l’ironie de la tragédie : des juifs disent de la France que c’est un pays antisémite, or la France est le seul pays d’Europe continentale à avoir reconstitué démographiquement une importante communauté juive après l’Holocauste. Des Arabes, des musulmans, disent de la France que c’est un pays islamophobe et raciste, or la France est le principal pays d’accueil des Arabes en Europe. Les mauvais esprits diront, justement, que la France est (devenue) antisémite et islamophobe à cause de sa générosité… Laissons là ce débat. Revenons aux émeutes récentes.

Avant 2011, on parlait de la « rue arabe » comme ultime expression de la désespérance politique des masses. En dictature, il n’y avait que le silence craintif ou l’explosion violente. Depuis le printemps 2011, les choses ont évolué, selon des lignes insoupçonnées, mais la « rue arabe » n’existe plus. Il y a désormais, d’une part, des urnes et des parlements, des partis et des manifestations autorisées, et il y a des champs de bataille et des guerres civiles, de l’autre.

Alors pourquoi ces émeutes parisiennes ? Parce que, malheureusement, la « rue arabe » est en train de translater vers le nord. Parce que la situation politique française, rouillée pour tous, et quasiment bloquée pour les franges issues de l’immigration, est en train de constituer une « rue arabe » faite des mêmes ingrédients, qu’on trouvait dans la rive sud de la Méditerranée : le chômage et la violence, l’indifférence politique et l’hystérie médiatique, l’abstention et le clientélisme. Alors même que les jeunes Arabes de la rive sud apprennent, dans la douleur, l’existence d’un espace politique, ceux de la rive nord s’excluent des plus vieilles démocraties du monde. Chassé-croisé. L’Europe salue les avancées démocratiques de la Tunisie, ou envoie des experts de la transition en Egypte, pendant que ses banlieues se soulèvent selon des mécanismes longtemps éprouvés par les dictatures : abstention, indifférence, désœuvrement, puis soudaine explosion ciblant un Etat perçu comme ennemi, ou des minorités jugées illégitimes.

Et la Palestine dans tout ça ? Principal variable de gestion des émotions de masses sous les dictatures arabes, elle redevient, à son corps défendant, un coefficient de la rue arabe passée au Nord.