On m’a reproché, à plusieurs reprises, une écriture trop marquée par un prisme français. Les références historiques, les allusions littéraires, les jeux de renvois et d’échos, placeraient mes textes dans un environnement qui jure avec le lectorat de TelQuel et avec les sujets traités. Cette critique que je trouve valable s’associe souvent avec d’autres, moins légitimes et contradictoires entre elles : je méprise les émigrés marocains, ou j’envie les citoyens français, ou je devrais quitter le Maroc, etc.
Je souhaitais répondre à ces remarques, à la première d’entre elles, la mieux articulée. D’abord par ce simple constat : je vis à Paris depuis 1999 en tant qu’étranger. Je n’ai pas la nationalité française et je ne souhaite pas l’avoir. Voilà qui répond à la majorité des critiques, même les moins bienveillantes.
Reste la question de fond : peut-on, depuis si loin, écrire sur Chabat, ou l’USFP, ou les classes moyennes de Casablanca, ou les villages de l’Atlas ? Apparemment oui. Mais le problème en réalité est mal posé. Il faudrait dire : peut-on écrire sur le Maroc depuis Paris, sans être français et sans être taxé de colonialiste, sans être binational et sans être taxé de profiteur à l’engagement hypocrite ?
La réponse, la mienne du moins, est oui. On peut écrire sur le Maroc en remplissant, année après année, les accablantes démarches administratives de l’étranger vivant en France ; oui, on peut parler de la bourgeoisie compradoriale marocaine lorsqu’on l’observe étaler ses contradictions et son malaise social entre Anfa et le XVIe arrondissement ; le prolétariat marocain immigré écartelé entre le racisme français qui ne se cache plus et le mépris de classe des Marocains au Maroc ; le machisme à la petite semaine des « modernistes » marocains qui s’écrasent à Paris et roulent des mécaniques à Rabat ; l’engagement démocratique des étudiants marocains qui luttent pour les sans-papiers à Paris et sifflent leurs bonnes à Casablanca…
Le tropisme français, la francophonie malheureuse, l’obsession politique de Paris, ce sont là des éléments fondamentaux de l’identité marocaine contemporaine. En parler depuis Paris, ce n’est après tout que l’éclatante manifestation de ce nœud problématique.
Et les références ? Pourquoi dire Richelieu quand on parle d’un homme politique froid et cynique (et pas Mouawiya) ? Pourquoi l’allusion à l’Autriche-Hongrie comme Etat multiethnique (et pas l’empire ottoman) ? Pourquoi Machiavel (et pas Ibn Khaldoun) ? Parce que nous vivons dans un monde qui a été façonné par l’histoire européenne. Les choses changent certes, mais les comprendre, c’est pénétrer leurs dessous, qui sont occidentaux, qu’on le veuille ou non. Je suis contre la simili-authenticité qui plaque sur une pensée occidentale mal assimilée des équivalences orientales bricolées et se croit indépendante à moindres frais. Le nationalisme, le socialisme, la démocratie et la dictature ont été pensés en Europe, par des Européens, selon des normes et des références européennes. Leurs frères et leurs travers sud-méditerranéens, l’arabisme ou l’islamisme, sont des réactions symétriques et para-occidentales. On ne peut comprendre la situation syrienne aujourd’hui sans revenir à Clémenceau et la paix de Versailles, et noircir des milliers de pages sur les Omeyyades et les Ottomans n’y changerait rien. Les contradictions socio-historiques marocaines sont les filles de Lyautey, autant, sinon plus, que de la société marocaine précoloniale. C’est notre destin, notre condition historique, comme aurait dit… qui déjà ?