Les journées sont longues, les nuits sont longues. Pendant un mois, le temps ne suspend pas poétiquement son vol. Non, il se dilate dans les effluves de harira qui se propagent à peu près partout. Et toi, forcément, tu ne fous pas grand-chose. En temps « normal » ce n’est ni l’ambition, ni le labeur qui t’étouffent, mais là au moins tu te sens totalement en phase avec le rythme général : une sorte de léthargie étrange qui mélange de manière totalement improbable ralenti et nervosité. Et comme tu as eu la lumineuse idée d’aller récupérer ta carte d’identité, tu te retrouves à errer dans une administration où même les murs ont l’air abrutis par la chaleur et les mouches. Les bureaux sont quasiment tous déserts. La pause café, ce n’est pourtant pas de saison… Tu finis par trouver quelqu’un avec qui interagir. La dame soupire. Histoire de bien te faire comprendre, avant même de dire bonjour, son état d’exaspération. Elle est en pyjama, qu’elle dissimule à peine. Et tu es censée trouver ça normal, que quelqu’un aille bosser en pyjama ? Par quel raisonnement bancal la sacralité du mois est-elle devenue une excuse au manque d’hygiène ? En plus, histoire que l’éblouissement sensoriel soit total, la madame a une haleine de chacal. Et ça aussi tu dois trouver ça normal ? Tu abdiques et finis par rentrer chez toi pour t’avaler quelques épisodes de la série que tu suis en ce moment en attendant désespérément le moment de passer à table.
Ta mère a très mal à la tête. A l’entendre geindre toute la journée, l’œil à moitié ouvert et la dégaine vaseuse, on pourrait croire qu’elle est le premier être humain à réaliser l’exploit qu’est le jeûne. La tragédienne qui sommeille en elle doit s’imaginer qu’elle porte la fatigue de tous les pénitents du monde sur ses épaules. Elle veut peut-être un diplôme ou une médaille ? Tu as envie de lui expliquer qu’elle devrait être emplie de calme et de sérénité. Mais elle n’a pas la tête à t’écouter. Pas maintenant. Là elle jeûne ! Et ça aussi, c’est normal, utiliser cette phrase comme une excuse pour tout et n’importe quoi ?
C’est enfin l’heure. Tu vas rejoindre ta famille. Ta tante t’accueille autour d’une table gargantuesque. Cette grande adepte du bien-être, du bio et des massages relaxants t’explique les bienfaits du jeûne et son indéniable impact positif sur la santé. Mais, bizarrement, en avalant sa sixième brioua aux amandes, elle perd un tantinet en crédibilité. Au moins, ce qui est sûr, c’est qu’elle ne risque pas d’être en hypoglycémie. Quant à ta cousine, elle est comme tous les ans devenue une grande dévote. Elle va même jusqu’à dire très fièrement qu’il ne faut pas corrompre les flics pendant le mois sacré. Les voies de la connerie sont décidément impénétrables. Alors, tu souris et replonges ton œuf dans le cumin.
La faim a au moins ça de pratique : elle annihile toute envie de débattre ou de polémiquer. Sauf chez ton oncle qui, entre deux bouchées de chebbakia, ressent le besoin de donner son avis. Ce soir, il est très choqué par les « athées modernistes » qui réclament le droit de ne pas jeûner. Tu as un peu de mal à piger en quoi sa foi serait ébranlée par un mec qui bouffe un burger. Mais la logique de cet oncle est assez douteuse. Il est hyper mal à l’aise dès que passe une nana à l’épaule dénudée, mais prie pour aller retrouver des dizaines de vierges. Ton cousin débarque, il émerge à peine. Il s’est couché à six heures du mat’. Il faut trouver ça normal aussi ? Parce que non, manger la nuit et dormir tout le jour, ça ne s’appelle pas jeûner. Ça s’appelle décaler son rythme de vie. Et c’est un arrangement assez hypocrite digne de la plaidoirie d’un avocat perfide. Mais comme ce n’est pas poli de parler la bouche pleine, tu ne vas rien dire et apprécier l’opération magique qui rend normal des aberrations.