Les tragiques événements qui s’enchaînent dans les territoires palestiniens annoncent une troisième Intifada. Mais celle de 2014 ne ressemblera ni à celle de 1987 ni à celle de 2000. Car elle se place dans un Proche-Orient désormais entièrement pris dans un soulèvement généralisé des peuples contre les formations étatiques. Et la tragédie palestinienne, qui émeut tant parce qu’elle rappelle combien la société arabe est fragile face à un Etat importé, est en train de devenir la norme.
En Syrie, en Irak, au Liban, le mot « Etat » n’est plus qu’un cache-sexe pour des factions minoritaires et violentes. La manière dont Damas mène sa guerre contre le peuple syrien, la fragmentation de l’Irak, la reconfessionnalisation armée du Liban, c’est dans ce paysage que les développements de la situation israélo-palestinienne doivent être situés.
Car longtemps le malheur palestinien (un peuple sans Etat, agressé en permanence par un Etat colonisateur) semblait contraster avec une situation régionale où la légitimité de l’Etat était acquise. Et la faille entre les Etats arabes et leurs sociétés n’a cessé de s’élargir. En 2011, en Egypte, en Tunisie, au Yémen, cette faille s’est réduite. Ailleurs, en Libye, en Syrie, en Irak, il n’existe tout simplement plus d’Etat, la faille est maximale, entre un groupe armé qui tient des instruments de coercition et des sociétés qui se soulèvent.
Dans ce contexte, Israël risque de subir, à terme, sa plus grande défaite. En effet, longtemps Tel-Aviv a tenu à clairement distinguer entre la question palestinienne et le reste. Oui à l’indépendance des Kurdes, oui à la défense des minorités religieuses, mais la Cisjordanie, c’est autre chose. En 1990 déjà, avec l’invasion du Koweït, il fallut tout un arsenal d’arguments à Washington pour éviter la jonction entre la libération armée du Koweït et la question palestinienne restée pendante. Aujourd’hui, ce décrochage artificiel n’est plus possible. L’armée syrienne bombarde ses propres villes, l’Irak est fragmenté, mais la Palestine, c’est autre chose ? Les minorités chrétiennes sont menacées dans leur survie en Orient, mais la Palestine, c’est autre chose ?
Le pire cauchemar d’Israël, c’est une résolution globale de la question proche-orientale, avec un tour de table général, qui évite les traités bilatéraux où Israël a excellé (en divisant le front arabe)… Bref, une proposition du type de celle du roi Abdallah d’Arabie Saoudite en 2002. Ce cauchemar risque de se réaliser, tôt ou tard.
Ce ne sont plus seulement les Palestiniens qui se sont soulevés, mais les Syriens aussi, et les Irakiens, et les Libanais… Le soutien que les Etats arabes ont été impuissants à fournir aux Palestiniens, les peuples arabes le leur fournissent à leur corps défendant, désormais, en vivant un cauchemar régional généralisé.
Reste pourtant un obstacle, qui à lui seul résume ce paradoxe : l’Etat est mauvais en Orient, illégitime et prédateur. Mais seul l’Etat peut démarcher au niveau international. Or les Etats arabes, quand ils ne sont pas eux-mêmes criminels, sont affaiblis (l’Egypte) ou face à de graves questions de succession et de gouvernance (l’Arabie Saoudite).
En attendant, les morts se succèdent, et Israël enchaîne les victoires à la Pyrrhus : « la seule démocratie du Moyen-Orient » n’aura bientôt guère plus de légitimité à assister aux sommets internationaux que la Syrie, alors que les Palestiniens, qu’on a essayé de séparer entre bons (Cisjordanie) et mauvais (Gaza) sont en train de se démultiplier dans toute la région.