Les diplômés rêvent de fonction publique. Manifestations, piquets, menaces d’immolation… tout est bon pour qui est tenaillé par ce désir. Pathologique, dira le libéral. Mais est-ce vraiment crainte du risque, pusillanimité, signe de sous-développement que cette envie étrange de bureau, d’horaires fixes et de salaire régulier bien que faible ou moyen ? En réalité, dans le système socioéconomique aujourd’hui dominant dans le « Vieux monde », il n’y a plus, d’une part, l’énergie du secteur privé et, de l’autre, le ronronnement du salariat public. Il y a désormais la sécurité du fonctionnaire, de plus en plus rare, et la régression sauvage imposée par une libéralisation mal assimilée.
Stages, CDD à répétition, sous-traitance, salariat déguisé, fausse indépendance de l’entrepreneur individuel, pigistes et vacataires, ce qu’on appelle le « secteur privé » est aujourd’hui constitué, pour les entrants, d’une espèce de périphérie grise où les grosses machines bureaucratiques (administration publique ou grandes compagnies privées) trouvent des jeunes à employer à moindre coût.
Un nouveau profil s’est constitué depuis une ou deux décennies : celui de l’employé en entretien d’embauche permanent. Rien n’est stable, rien n’est fixe, rien n’est donné. Le moindre travail est susceptible d’être le dernier. Il lui faut donc se couler dans l’habit flottant et glissant du candidat. Il sue à grosses gouttes, sourit obséquieusement et dit oui à tout, il se démultiplie dans son travail, et fait même des cadeaux à son employeur ! Car il concourt pour un poste fixe qui s’éloigne en permanence, concurrencé par des milliers d’adversaires, ses frères en instabilité.
L’économie est désormais fondée sur cette perversité : le supplice de Tantale. Vous tendez le bras pour cueillir le fruit légitime (un travail stable), il ne cesse de se dissiper comme un mirage devant vous. Mais entre-temps, vous avez travaillé. Cette production mensongère (je travaille pour enfin signer un contrat), les dernières années ont montré qu’elle peut durer. Les pays développés l’ont même systématisée : en France, réforme après réforme, on multiplie les contrats aidés, les stages étudiants, les mi-temps spécifiques… Autant de leurres autour de ce système qui divise la société entre des hyper-protégés, souvent âgés, et les nouveaux entrants, ballotés de contrats en honoraires.
Le Maroc est dans une conjoncture étrange. Pendant longtemps, il a été emblématique des systèmes dualistes : une vaste sphère traditionnelle, faite de poches économiques isolées, avec ses seigneurs et ses serfs, et une petite portion de la population (15 à 20%) concentrée sur la façade atlantique, hyper-insérée dans l’échange inégal, avec sa bourgeoisie et son prolétariat. Le pays, depuis quelques années, accomplit sa mue : il sort du système dualiste, par l’extension de la sphère marchande, à travers la bancarisation, l’accélération des échanges monétaires, la formalisation des rapports de production par le salaire, le contrat, etc. Or, cette sortie du système dualiste ne se fait plus au profit d’une économie monétaire intégrée, mais d’un autre dualisme, entre une population protégée par le salariat, et une autre exposée à des aléas incontrôlables.
Nouvelle exception marocaine sans doute : en moins d’une décennie, on serait passé d’une économie semi-féodale à l’hyper-libéralisme dérégulé. L’ancienne obséquiosité féodale trouvera-t-elle à se recycler dans le sourire faux et désespéré des candidats permanents à des CDI introuvables ?