C’est un double dessin humoristique connu, qui date du début du XXe siècle : première vignette, une famille française, autour d’une table chargée de plats et de bouteilles pour un repas de famille. Deuxième vignette : table renversée, chemises déchirées, nez qui saignent et yeux pochés. Et en légende : ils ont dû parler de l’affaire… L’affaire, c’est bien entendu l’affaire Dreyfus, qui a divisé la nation française, et jusqu’aux familles elles-mêmes entre dreyfusards et antidreyfusards. L’intérêt de ce dessin, au-delà de sa dimension humoristique, est de montrer quelle profondeur sociale et familiale un événement de cette ampleur pouvait atteindre. La guerre civile française a traversé les partis, mais aussi la parentèle. Telle est la leçon de la modernité : la politique mobilise tout et tous, lève le bras du frère contre son frère, du fils contre son père.
Le monde arabe, jusqu’à très peu, ne connaissait pas une telle passion, du moins pas dans son espace privé. On pouvait être socialiste, communiste, nationaliste, nassérien ou baassiste, passé le seuil de la maison, on était surtout indifférent. La cellule familiale ne s’est pas politisée en Orient. Ce fut sa chance, quelque part. Face aux autoritarismes, aux idéologies, la famille, le clan, la tribu tournèrent le dos, qu’ils firent rond, et laissèrent les grandes lignes de démarcation hors des liens affectifs ou familiaux. Cela leur permit de résister aux grands rouleaux compresseurs des partis uniques et des polices secrètes, à la différence des cas soviétique ou nazi, où la politique entra jusqu’au cœur de la cellule familiale.
Mais dans les années 1970 et 1980, quelque chose vient perturber cette étanchéité. Un nouveau venu, l’islamisme (utilisons ce terme pour désigner d’une manière générique les mouvements s’appuyant sur le référent religieux) s’infiltra, depuis les bureaux et les sièges des partis et des associations, jusqu’au foyer. Si une carte de militant peut être remisée au vestiaire, un foulard, une barbe, une pratique religieuse plus assidue, par contre, ignorent ces distinctions. Un Frère musulman, c’est un militant permanent, jusque dans son rêve, son loisir, sa distraction. Pour la première fois, le monde arabo-musulman disposait d’un « isme » qu’il ne pouvait pas laisser dehors. La maison s’est politisée. Une jeune fille voilée, lorsqu’elle est à côté de ses proches, indique clairement son appartenance, sa vision de la société, son idée de l’avenir collectif. Un jeune homme qui se lève de la table pour aller prier, dans une famille où il est le seul à le faire, aussi.
Les années 1980 et 1990 ont ensuite renforcé et répandu cette infiltration du public dans le privé. Paradoxalement, alors qu’on voit dans les différents mouvements islamisants une sorte de régression face à la modernité ou de refus de l’occidentalisation, ils ont en réalité installé, et même définitivement, une modernité politique à laquelle échappait de larges pans de la société. Ce que ni Nasser ni Saddam Hussein ne réussirent à faire, et Dieu sait pourtant qu’ils en rêvèrent, politiser – en leur faveur bien sûr, mais politiser quand même – les grands-mères et les jeunes filles, les petits garçons et les vieux oncles, l’islamisme le réussit.
Désormais, dans le monde arabe, et ce depuis trente ou quarante ans, même les repas de famille sont politiques. Les tables ne sont pas toujours renversées, mais la frontière classique entre le pouvoir, qui est affaire de rue, pacifiée ou anarchique, et l’intimité préservée, n’est plus.