Il n’aura échappé à personne que le couple franco-marocain traverse aujourd’hui une mauvaise passe. En cause, une série de maladresses qui ont fâché les autorités de Rabat : une boutade attribuée à un diplomate français de haut rang dénigrant le Maroc, un contrôle de police aux frontières peu amène à l’égard de notre ministre des Affaires étrangères, une visite très peu diplomatique de plusieurs policiers français à la résidence de l’ambassadeur du Maroc en France. Il n’en fallait pas plus pour que la brouille s’installe. Et voilà maintenant près de quatre mois que toute coopération judiciaire est gelée entre la France et le Maroc. Certes, ce froid diplomatique n’a pas remis en cause les liens structurels – qu’ils soient de nature économique ou culturelle – qui nous lient à notre ancienne puissance « protectrice ». Mais cette dispute qui dure fait le lit des analystes populistes, toujours prompts à dénoncer des ennemis de l’intérieur, en l’occurrence ces élites dites acculturées, formées à la cartésienne et devisant dans la langue de Molière, au détriment d’un idiome bien de chez nous, l’arabe.
Sauf que le déphasage de nos élites ne vient pas du fait qu’elles parlent français, anglais, arabe ou berbère. Il est la conséquence d’une schizophrénie dont nous avons le secret : les plus éduqués d’entre nous – souvent aussi les plus nantis – s’en vont faire leurs classes à Polytechnique, HEC ou Harvard mais n’en reviennent qu’avec la volonté de tirer parti d’un système bâti sur le consensus, qui broie l’individu et brise la différence. Le problème de nos élites n’est pas qu’elles parlent français, c’est au contraire qu’elles ont peur d’avoir des idées, peur de s’exprimer.
Il ne peut y avoir de lobby que là où il y a la conscience d’un intérêt commun à défendre. Or, justement, ces élites ne défendent rien. Elles se contentent, par facilité, de reproduire un modèle social qui les exclut chaque jour un peu plus de la masse des Marocains. Dans le même temps, ces privilégiés suscitent l’envie et parfois la jalousie des hors-classe et des sans-grade, dont la colère est instrumentalisée par le seul lobby qui existe en ce moment : celui des faux nationalistes et vrais populistes, ceux-là mêmes qui distribuent des certificats de marocanité et de bien-pensance, ceux-là mêmes qui entendent expurger notre société de tout ce qui échappe à leur emprise.
Je lisais récemment les divagations du directeur d’un grand quotidien de la place. Abdallah Damoun, pour le citer, proposait dans les colonnes d’Al Massae de « refuser toute attestation ou document délivré en langue française, de rejeter tout responsable s’installant devant un micro pour se lancer dans un palabre en français, de se dresser contre tous ces microbes culturels et autres parasites économiques qui nous viennent de France… ». Quelques lignes plus loin, il dénonçait ce « cancer francophone qui ronge la vie et l’esprit des Marocains ». On ne peut que s’alarmer de la virulence de ces propos. Cette rhétorique malsaine qui, en apparence, se fait le porte-voix de notre culture, rappelle de bien tristes heures de l’histoire mondiale : celles où la défense de l’authenticité d’une langue ne représentait que les prémices d’un combat autrement plus dangereux, celui de la pureté de la race, elle-même annonciatrice d’une volonté éradicatrice et meurtrière. Non, il n’y a pas au Maroc des arabophones, des francophones ou des berbérophones dressés les uns contre les autres. Il y a par contre deux projets de société en concurrence : celui d’un Maroc ouvert, fort de sa pluralité, et celui d’un Maroc fermé sur ses frontières, confisqué par quelques-uns au nom d’un fallacieux magistère populaire.