Pendant un dîner assez chiant, tu te retrouves à table avec des gens qui ont décidé d’avoir une conscience politique. Et surtout qui ont décidé d’en parler toute la soirée. Tu sens que tu vas te faire chier. Ça parle élections, vote et partis. Toi, tu te mets à bâiller après la simple évocation du nom d’un illustre inconnu qui aurait été tête de liste et qui serait un homme exceptionnel. Sans doute. Tu n’as jamais entendu parler de lui. Là, il est cité comme modèle de droiture et d’intégrité. Tu veux bien y croire. Tu trouves tout de même assez effarant que l’intégrité soit citée comme une valeur rarissime. Mais bon, tu ne vas tout de même pas te plaindre d’un système que non seulement tu cautionnes mais surtout que tu ne remettras jamais en question. Déjà que tu ne prends même pas la peine de te remettre toi-même en question. Il y a déjà tellement de choses qui te remplissent l’esprit. Mais bon, comme tu es coincée à ce fichu dîner pour quelques heures, alors tu t’adaptes. Tu participes même aux faux débats.
Une de tes veines étant un tantinet droit-de-l’hommiste, tu as un semblant de point de vue sur deux ou trois sujets assez généralistes. Juste ce qu’il faut pour briller en société sans passer pour une idiote qui se contente de dire oui à tout et n’importe quoi. En plus, tu crois à tout plein de belles valeurs. Enfin, comme à un idéal. Pas forcément réaliste. Finalement, pour toi, l’égalité c’est un peu comme Dieu. Une belle abstraction dont rien ni personne ne t’a prouvé l’existence mais en laquelle tu as une foi inébranlable. Tu aimes bien l’idée d’une justice impartiale. D’un Etat équitable. Tu rêves même d’un système de santé égalitaire. Alors tu oses l’affirmer entre une coupette et une bouffée de cigarettes : oui, tu es de gauche. C’est mieux, être de gauche, non ? Et du coup ton voisin de table, banquier d’affaires, qui sait sans doute très bien compter mais ne sait pas vraiment lire, se lance dans une logorrhée pour t’expliquer la grandeur du capitalisme. Tu aimerais te téléporter tellement sa voix t’agace. Bien sûr que tu n’as rien contre le capitalisme. Comment pourrais-tu, d’ailleurs ? Tu en es un pur produit, jusqu’au bout de tes ongles impeccablement manucurés. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Pour toi, la gauche c’est plus un esprit, une façon de penser ou plutôt une façon de ne pas culpabiliser d’avoir tant quand d’autres ont si peu. Tu ne vois absolument pas le souci d’avoir une conscience qui se veut prolétaire et d’exiger comme un dû des pass VIP pour tout évènement culturel, sportif ou commercial auquel tu aurais l’intention de te rendre.
Mais toutes ces jolies convictions n’empêchent absolument pas le fait que tu paies en sourires et en billets la moindre de tes requêtes dans une administration. Les valeurs c’est bien beau, mais c’est pas toujours très pratique au quotidien. Tu as beau avoir une fibre écolo, ce n’est pas pour autant que tu serais prête à renoncer à ta voiture climatisée pour voyager en transpirant dans un train bondé. Ta conscience politique est finalement la même que ta conscience religieuse. Elle peut être immense mais soumise à l’unique condition que rien ne vienne altérer ton confort. Tu veux bien battre le pavé pour une cause qui te tiendrait vraiment à cœur mais à condition d’avoir un sac à main adéquat et surtout d’être absolument sûre que tu ne te le feras pas piquer. Et le mois prochain tu seras prête à passer tes soirées à écouter des louanges au prophète pour peu que ta jellaba soit en cachemire.