Une Coupe du Monde au Brésil, quoi de plus naturel ? Pelé, Garrincha, Socrates, plusieurs Coupes du Monde, et le dribble et la ferveur l’imposent, jusqu’à faire oublier ce que le football dit des transformations du monde. Après l’Afrique du Sud en 2010, le Brésil en 2014, c’est le triomphe des pays émergents et le basculement des grands pôles mondiaux vers l’hémisphère sud et les nouveaux mondes. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), désignés depuis une quinzaine d’années d’abord locomotives de l’économie mondiale, ensuite mirages exotiques, ou encore promesses d’un monde multipolaire, écrivent en attendant, sous nos yeux, l’histoire footballistique, un mode mineur mais significatif de dire où se trouve désormais la puissance.
Mais le Brésil n’est pas un pays émergent comme un autre. La Chine, l’Inde, la Russie ou l’Arabie Saoudite, ce sont de vieux pays, de grandes civilisations, un retour plus qu’une émergence en réalité, un retour derrière lequel, tapi ou triomphant, se tient toujours quelque relent nationaliste et revanchard. Le Brésil est un pays « neuf », c’est-à-dire une projection outre-Atlantique de l’Occident européen, agrandie, boostée, transformée par le métissage, la traite négrière et les vagues d’émigrés. On ne peut éviter de penser à ce propos aux Etats-Unis. A juste titre, mais avec une clause qui change la perspective : les Etats-Unis ont réussi à imposer au monde un modèle de puissance et d’intégration. L’universalisme du marché, dont les soubassements inconscients sont le puritanisme religieux et une vision hiérarchique de l’humanité, est le message américain que diffuse la mondialisation actuelle. Les autres pays « neufs » de l’Amérique, l’Argentine, le Mexique, la Colombie, sont ou trop proches de Washington, ou pas assez grands, pour imposer l’autre universalisme dont ils sont porteurs. Car l’Amérique Latine, dès le début, s’est distinguée de l’Amérique du Nord par une autre forme d’universalisme : métissage racial, homogénéisation culturelle, d’abord par l’église, ensuite par les partis uniques, et le culte de l’Etat protecteur et assimilationniste. Pendant deux siècles, face au modèle nord-américain triomphant, le modèle sud-américain était une caricature faite de coups d’Etat hebdomadaires, de républiques bananières agressives et impuissantes, de machisme et de football justement. Rien de spécialement intéressant au regard de la grande histoire, à vrai dire.
Les choses changent. Le Brésil, à la différence des pays sud-américains hispanophones, est assez grand démographiquement et géographiquement, libéré mentalement de sa métropole portugaise, lié au monde lusophone africain – Angola, Mozambique… – pour proposer une vraie politique de civilisation alternative. Le vieux rêve d’universalisme latin, ce n’est plus Paris ou Madrid qui l’incarnent aujourd’hui, mais bien le Brésil.
Tout ça est bien me diriez-vous, mais le foot, n’est-ce pas d’abord du pain et du cirque, pas de quoi pavoiser ? Oui bien sûr, mais rappelons-nous que les Romains, qui inventèrent cette politique du panem et circenses, pour gérer les foules, furent aussi les inventeurs d’une citoyenneté universelle et intégrationniste, ouverte à tous, ce que jamais les Grecs avant eux n’osèrent imaginer. Rome aujourd’hui est sous les tropiques. Et parmi les grandes propositions d’unification culturelle de l’humanité que connaîtra le XXIe siècle, celle du Brésil est bien placée. En attendant, futbol para todos.