C’est de lui qu’on a dit que le soleil ne se couchait jamais sur son empire. C’est à lui que les conquistadors rendaient compte du sang et de l’or qu’ils faisaient couler en Amérique du Sud. C’est son étendard que Magellan fit flotter autour du monde. Les Italiens les comparèrent à Scipion l’Africain parce qu’il prit Tunis comme le Romain prit Carthage. Les Français, dont il emprisonna le roi François Ier, craignirent qu’il ne refasse l’unité de l’Europe, pour la première fois depuis Charlemagne, à leurs dépens. Il rêva de reconquérir Constantinople des mains des Turcs mais ne réussit pas à extirper la réforme protestante de ses terres allemandes. Bien que fervent catholique, il laissa ses troupes luthériennes saccager Rome…
Bref, Charles Quint fut un mythe de son vivant même.
Mais ce souverain qui régna durant la première moitié du XVIe siècle sur l’Espagne, l’Allemagne, le sud de l’Italie, le Benelux et une partie de la France, sans compter les empires aztèque et inca qu’il détruisit, abdique, en quelques mois, durant l’automne et l’hiver 1555-1556, en faveur de son fils Philippe sur les trônes d’Espagne et des Pays-Bas, de son frère Ferdinand pour la dignité d’empereur du Saint-Empire germanique, et lui-même se retire dans un monastère ibérique, où il mourra deux années plus tard.
Le contraste extrême entre le pouvoir du souverain régnant et ses dernières années ont marqué les contemporains. On a fait de Charles Quint un exemple du mystère du pouvoir, de son incarnation et de la difficulté à s’en débarrasser. Charles Quint abdiqua au sommet de sa puissance, maître de lui-même, sans opposition ni ennemi intérieur consistants. Son fils Philippe fut roi pendant que lui-même priait en compagnie d’obscurs moines dans un cloître éloigné.
Sans doute que l’ombre du grand empereur a dû hanter le roi Juan Carlos au moment de prendre sa décision. Juan Carlos devint roi en pleine transition et réussit le difficile exercice d’une démocratisation de l’Espagne sans retour violent du refoulé de la guerre civile. Il résista à une tentative de putsch dont il sortit grandi, fit confiance à ses partenaires politiques et remit l’Espagne sur selle en Europe. Bilan positif, surtout au vu des données de départ. Son retrait, qu’on dit être l’aveu d’une faiblesse de la monarchie espagnole, me semble au contraire confirmer la résilience de l’institution. Comme Charles Quint, Juan Carlos sait la distinction fine entre son propre règne et la dynastie.
Le premier est temporaire, limité, la seconde est en théorie illimitée. Sacrifier un règne, ou le limiter avant l’heure, au profit de la filiation politique, est un calcul moral sans ambiguïté. Charles Quint se retira au profit d’hommes plus jeunes, et il partagea son empire comme on partage un héritage, entre son fils et son frère. C’était de son époque. Juan Carlos se retire parce que son image est dégradée. Il souhaite que cette mauvaise image lui reste associée sans contaminer toute l’institution monarchique. En passant, il montre combien le roi, dans les monarchies, est de plus en plus une image qu’il faut garder intacte, et de moins en moins une politique.
Dans le club très fermé des anciennes monarchies, l’acte de Juan Carlos fera date. Sa portée strictement politique est faible, mais il restera un moment symbolique fort. Et bien qu’il soit improbable que Juan Carlos finisse ses jours dans un monastère, sa décision fait de lui le digne héritier du grand empereur.