L’abdication du roi d’Espagne Juan Carlos est un événement qui concerne le Maroc au premier chef. D’abord parce que l’Espagne est notre voisine et que nous scrutons avec attention tout ce qu’il s’y passe. Ensuite et surtout, parce qu’il s’agit d’une monarchie qui nous a parfois servi de modèle. La nouvelle de l’abdication d’un roi à nos frontières ne pouvait donc que nous interpeller. De manière sous-jacente, c’est aussi la solidité de notre propre système politique qui est posée. Car, vue du Maroc, une abdication ne peut être que le signe d’une crise. Notre histoire est en effet jalonnée de sultans dépossédés du pouvoir et de vraies-fausses abdications sur fond de luttes pour le trône entre frères, cousins, pères et fils. Dans nos contrées, le pouvoir ne s’abandonne ni ne se partage, ou si difficilement. Rois et roitelets se démènent pour le conserver jusqu’à leur dernier souffle. C’est en effet la loi des monarchies de droit divin : le chef ne se dessaisit pas librement d’une charge accordée par Dieu, il ne s’en affranchit que vaincu ou mort.
Ailleurs dans le monde, les luttes pour le pouvoir sont aussi souvent sans merci. Le pouvoir est presque par nature une question de vie ou de mort. Pour autant, parce qu’il permet l’alternance et le renouvellement politiques, le système démocratique, fondé sur le principe de l’élection et de la reddition des comptes, a contribué à pacifier la lutte pour le pouvoir. Dans les contrées démocratiques, le combat s’est mué en débat. Les alternances brutales ne s’appellent plus « révolutions de palais » mais « séismes électoraux ». La violence est certes toujours là, mais elle est symbolique, médiatique, verbale, virtuelle et non plus sanglante ou mortelle. Le titulaire de la charge suprême est parfois réélu triomphalement, mais il ne peut espérer mourir en fonction. Il lui arrive de mourir médiatiquement, il peut aussi se suicider politiquement. Mais la plupart du temps, il gère sa sortie, son héritage. Il devient un retraité du pouvoir. La retraite est alors plus ou moins heureuse mais elle existe, au même titre que pour le commun des mortels.
Aujourd’hui, l’Europe est en train d’inventer une nouvelle catégorie de retraités : ces rois et reines (trois en quatorze mois) qui, après de bons et loyaux services, s’en vont passer en famille le reste de leur vie. Ils règnent discrètement et se retirent dignement. En Europe – un continent qui compte pas moins de onze monarchies – la légitimité populaire a remplacé le droit divin. L’image intacte et l’exemplarité du roi y sont la principale garantie de pérennité dynastique. Les monarchies européennes sont-elles pour autant plus fragiles ? Certes, elles n’ont plus de pouvoir réel, elles n’incarnent même qu’un tout petit contre-pouvoir, un recours ultime que personne n’envisage vraiment, en cas de crise politique majeure. Certes, les monarchies européennes ne se maintiennent plus par la force, même symbolique, mais par l’assentiment du peuple qui se mesure par des sondages favorables.
Les rois d’Europe seraient donc a priori plus exposés aux humeurs changeantes de leurs « sujets ». Mais le fait qu’ils se tiennent éloignés du pouvoir les affranchit également en partie d’une reddition des comptes qui, historiquement, leur a parfois été fatale. A la différence des hommes d’Etat et des souverains qui gouvernent, les rois européens n’ont plus besoin de promettre : juste vivre et régner en honnêtes hommes. Il n’est pas facile d’être chaque jour exemplaire, surtout sous le feu des projecteurs. Mais au moins c’est une mission à dimension humaine, plus sûre en tout cas que la lourde charge de régner et gouverner pendant un demi-siècle, puis de s’en aller paisiblement, sans regrets, sans remords… et sans jamais avoir affronté ses erreurs.